Jusque-là parfaitement indifférent à leurs appels de bras lors de mes foulées quotidiennes, j’ai pris la décision solennelle de considérer les villes comme des personnages qui nous embrassent, nous conditionnent et nous façonnent, que l’on soit, dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme, initié ou profane.
J’ai gardé le souvenir de mon premier voyage effectué à Montigny-le-Bretonneux, que j’ai appris à aimer durant mes vacances scolaires, entre les cours élémentaires et l’entrée en 6ème, lorsque je rendais visite à mes cousins.
Je me souviens d’une sortie d’autoroute qui me faisait entrer dans un univers futuriste, semblable aux décors de dessins animés américains où se mêlent nature rasée de près et asphaltes vernis, ponts et pistes cyclables, habitants bien vêtus, églises et temples derniers cri, minaret McDonald’s, pavés faits de vitres et de métaux arborant des écriteaux tels que «Forum» ou «Ludothèque».
Un parfum de prospérité s’offrait à moi, qui comme tout enfant étais incapable d’apprécier les qualités de sa propre ville. Je voyais ces sorties d’autoroute comme des vortex qui faisaient décoller la Citroën BX de mon père, déjà dotée de ces merveilleuses suspensions ajustables à l’arrêt.
En un tourbillon, nous pénétrions dans l’une des artères de Montigny-le-Bretonneux, qui nous accueillait avec ses larges voies clairsemées de quelques véhicules à l’allure sereine (en d’autres termes, les conducteurs respectaient scrupuleusement la vitesse en agglomération).
La ville ne semble pas avoir de cœur, fait curieux lorsque l’on parle d’artère. Mais c’est ainsi. Elle est confortablement installée sur un divan, les bras ouverts. Si Paris était un appartement niché dans un immeuble haussmannien, Montigny-le-Bretonneux serait une villa vitrée orientée plein sud au milieu d’un parc où les arbres ont été plantés de façon symétrique et espacée. Du moins, dans mes souvenirs.
La suite s’avère moins flamboyante, moins prétentieuse. Montigny semble avoir perdu la grande gueule qui se la jouait gentiment lorsque je la visitais dans mon enfance. Une décennie plus tard, à mon entrée dans l’âge de la vingtaine, de mes premières et longues séries de nuits blanches, il m’arrivait de me réveiller à Montigny un lendemain de fête en boîte de nuit. C’était comme revoir la plus jolie fille du collège posant sur Facebook avec ses deux enfants et leur père. Cela m’a plongé dans une profonde mélancolie.
Les bras de Montigny-le-Bretonneux restaient ouverts, ils exprimaient néanmoins davantage de fatigue protocolaire que feu la joie de vivre et la convivialité qui m’émerveillaient tant jadis. La nature y est toujours rasée de près, je remarque cependant les stigmates d’une décennie à subir les allers et venues du temps et de la particule fine inhalée passivement.
J’ignore (enfin, non, je le sais pertinemment) si elle a changé ou si ce sont mes goûts qui se sont affinés avec le temps. J’aurais voulu exprimer de la tolérance envers cette ville, devenue commune, devenue «endroit où habite la meuf chez qui je me suis réveillé merde où est donc mon Pass Navigo vite il me faut un café».
Enfant je ne voyais pas de trous au milieu des pistes cyclables, je voyais des obstacles qui surgissaient durant ma course folle de la maison de mes cousins jusqu’au centre commercial, pour dynamiser notre chemin. A la gare SNCF, ces murs carrelés d’un bleu effrayant qui me rappelaient, enfant, des scènes de Blade Runner évoquent soudain ces lieux de deal de toutes les banlieues de la grande couronne, où offres et demandes illicites s’embrassent sous une couronne de graffiti estampillée «Nike Le Kartié d’en Face».
Montigny-le-Bretonneux vieillit mal. Tout comme Le Mée-sur-Seine (sa cousine), tout comme Evry (son autre cousine), tout comme Ris Orangis, tout comme Noisy-le-Grand, tout comme Bussy-Saint-Georges, tout comme les multitudes de villes nouvelles Koffman-and- Broadisées sur leurs périphéries mais bel et bien crasseuses de la gare jusqu’à l’hôtel de ville.
Aujourd’hui, j’éprouve ce sentiment étrange qui m’indique que les villes nouvelles furent hélas en avance sur leur temps. Modernes voir futuristes dans les années 90, parfaitement représentatives de notre civilisation dans les années 2010. Les pistes cyclables ont laissé place à énormément de rien. Elles ont migré vers les écrans de nos enfants. Un gosse qui pratique le sport sur console vidéo se trouve dans la même posture désolante que la piste cyclable obsolète d’une commune de la grande couronne francilienne.
Les forums ne sont plus des pavés vitrés et métalliques dressés élégamment sur un asphalte dont le vernis s’est évaporé, ils sont à présent des données qui vont et viennent entre les serveurs de la Silicon Valley et les tablettes numériques de la classe moyenne, qui sera un jour ou l’autre condamnée pour non-assistance à humanité en danger.
Il n’y a pas deux France, celle de Paris et celle de la province. Il faut y ajouter celle de la grande couronne, qui flotte entre élégance jacobine des arrondissements parisiens, mêmes lorsqu’ils sont populaires, et le dynamisme girondin des villes et villages provinciaux.
Les communes de la banlieue francilienne pataugent dans le vide architectural, donc civilisationnel. Elles sont hors temps, hors-jeu, hors sujet.
Herizo