Plutôt que de créer de nouvelles capacités et d’accroître de ce fait la pression sur l’environnement, tirer le meilleur profit des ressources de la multitude, laquelle sera de plus en plus sollicitée, paraît plus judicieux. Avec quels risques ? Chronique de l’intensité.
C’est en 1999 que les chercheurs de l’université de Berkeley, en Californie, ont eu l’idée de décupler leur puissance de calcul en faisant appel à une multitude d’ordinateurs mis en parallèle. Pas leurs ordinateurs, ceux de nombreux internautes qui acceptaient bénévolement de participer à la recherche, en mettant leur petite puissance de calcul au service d’un projet, le projet Seti en l’occurrence, de détection de signaux extraterrestres. C’est pendant les périodes de veille de ces ordinateurs qu’ils étaient mobilisés pour une tâche précise, orchestrés par un ordinateur central. Cette mise en réseau d’un potentiel déjà existant leur a permis d’accéder à la puissance d’un supercalculateur.
L’art et la technique de mettre en réseau plutôt que l’achat d’un nouveau matériel, l’idée a fait de nombreux émules. Prenez la capacité de stockage d’électricité. Un enjeu fort pour assurer la fourniture d’électricité à tout moment, même quand le soleil ne brille pas des jours sans vent. Ou pour acheter l’électricité pendant les périodes de surproduction, quand elle n’est pas chère, et l’utiliser en périodes de forte demande. Ce sont les batteries de véhicules électriques connectés qui vont fournir la capacité de stockage. Une formule qui fonctionne dans le cadre d’abonnements d’une multitude de particuliers dans plusieurs pays, notamment aux Etats-Unis et en Australie. La capacité de stockage existe déjà, la question est de la mobiliser, comme dans l’histoire précédente, où les chercheurs ont su capter une extraordinaire puissance de calcul, diffuse mais déjà disponible.
Ces deux exemples illustrent une orientation forte du développement durable. Plutôt que de créer de nouvelles capacités et d’accroître de ce fait la pression sur l’environnement, tirer le meilleur profit des ressources disponibles. Sachant, par exemple, que l’essentiel des impacts du numérique se concentre sur les terminaux, on mesure le gain environnemental qu’il y a à éviter d’avoir recours à de nouveaux équipements.
L’informatique a permis d’étendre à une multitude de participants des pratiques auparavant ponctuelles et limitées en taille. Des échanges entre voisins, des prêts, des coopératives de mise à disposition de matériels divers, etc. Une forme de mutualisation où chacun est gagnant, y compris la planète. Blablacar est un exemple bien connu de création d’un potentiel de mobilité issu de la mise en réseau de demandeurs et d’offreurs, potentiel auparavant en sommeil, ou limité à la pratique de l’auto-stop. Il y avait depuis longtemps des échanges d’appartement aux moments des vacances, airbnb a démultiplié l’usage de cette pratique, créant ainsi du jour au lendemain une énorme capacité d’accueil sans avoir à construire le moindre mètre carré.
Il n’y a pas que le « hard » qui est mis en réseau, il y a aussi le « soft », la connaissance, l’observation des évènements. La recherche médicale s’appuie de plus en plus sur des données recueillies dans le monde entier mises en commun pour permettre toutes sortes d’analyses et de croisements, d’où jaillissent des découvertes qu’aucune équipe, seule dans son laboratoire, n’aurait pu mener à bien. L’intelligence humaine est ainsi mise en réseau, au-delà de la mutualisation de données, les fameuses « data ».
D’aucuns évoquent une « science citoyenne » issue de ces pratiques. En matière de circulation routière, des logiciels coopératifs vous disent tout sur votre itinéraire, alimenté qu’il est par la multitude d’automobilistes adhérents. Le calcul d’itinéraires a aussi permis de répartir la circulation sur l’ensemble des voies et de décharger ainsi les axes principaux. Un meilleur usage d’un réseau routier existant, plutôt que le renforcement des capacités ou le doublement de ces axes.
Cette puissance extraordinaire provenant de la multitude, quelle qu’en soit la nature, peut devenir dangereuse si elle n’est pas régulée. C’est la vie personnelle qui peut en être victime, ou bien des effets secondaires indésirables apparaissent. Airbnb, notamment, a déséquilibré le marché immobilier. La dérive est bien connue. Au lieu de favoriser un meilleur usage des logements ordinaires, voici que des propriétaires détournent ces logements de l’offre traditionnelle, ce qui provoque une pénurie dont sont victimes les habitants permanents, et l’hôtellerie privée de clients. L’aide à la circulation routière peut gâter l’ambiance de quartiers calmes en détournant vers eux un flux ininterrompu de voitures désireuses d’éviter les embouteillages. L’appel à la multitude touche de nombreux domaines, comme le logement et l’énergie, mais aussi la santé et la mobilité.
Sécurité des données, protection de la vie personnelles et des services publics, désordres dans les marchés constitués, l’appel à la multitude ne peut se concevoir sans un minimum de règles du jeu et d’organismes de contrôle. La multitude sera de plus en plus sollicitée, et tant mieux, mais pas sans qu’une régulation efficace soit mise en œuvre.
La soudaineté de l’émergence de cette force a limité les efforts d’encadrement, cela d’autant plus que la multitude se répartit dans le monde entier. Pour autant, la tendance à mobiliser la multitude est irréversible. Elle permet de « constituer un nouvel actif immatériel, largement aussi important que les actifs matériels (bâtiments, machines) ou immatériels traditionnels (propriété intellectuelle, marques et brevets) » expliquent Nicolas Colin et Henri Verdier dans leur livre « L’âge de la multitude ».* Une révolution technologique dont nous n’avons pas encore pris la mesure.
Dominique Bidou
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* Publié chez Armand Colin, 2015