
Au dernier festival Échelle Un, en juin 2025, j’ai croisé un ami qui m’a annoncé s’être spécialisé en surélévation. Je lui demande, un peu taquine : « Tu es maso ou visionnaire ? ». Il rit : « On me dit souvent : mon Dieu, quel courage ! ». Je comprends pourquoi.
Après quelques années de pratique, j’ai vu finalement plus de surélévations capoter que réussir. Des projets se sont enlisés dans les sables mouvants de l’administration, d’autres se sont arrêtés aux pieds des copropriétés ou encore se sont heurtés aux logiques de l’urbanisme. Je me suis dit que je pourrais en décrire quelques-uns ! Bien que ces récits soient personnels, ils sont, je l’imagine, le reflet de la vie d’agence de beaucoup d’entre vous, chers collègues.
Projet 1 – Un boulanger et puis plus rien
Premier projet de surélévation. Quel enthousiasme à l’époque, enfin le Studio changeait d’échelle. Un client bien entouré, président du syndic, une mairie bienveillante, un permis obtenu après une légère végétalisation de façade supplémentaire. Des débuts donc sans trop de tracas et de complexité ; la chance du débutant ? Jusqu’à ce que le voisin locataire du rez-de-chaussée – boulanger de métier – refuse catégoriquement l’accès au local de stockage pour un carottage géotechnique. Après avoir reçu l’accord du propriétaire, cela, nous ne l’avions pas vu venir ! Sans sondage, pas de surélévation. Nous avons négocié, en vain, puis envisagé des sondages depuis la voie publique en biseau, le projet a pris du retard puis notre client a vécu un drame personnel et décidé, à raison, de mettre le projet en pause. Deux ans plus tard, le permis de construire (PC) arrive bientôt à expiration. Le projet reste en suspens, entre les perspectives 3D d’un projet d’une vie passée et la possibilité d’une reprise annoncée, un jour, puisque ce client nous rappelle tous les six mois. Qui sait… peut-être le boulanger déménagera-t-il !
Projet 2 – Presque noyée !
Celui-ci est livré. Mais à quel prix ! Un budget trop serré, un calendrier irréaliste, et, au milieu du projet, une fois le PC déposé, l’annonce que la maison existante en rez-de-chaussée devrait être détruite pour respecter la cote PPRI. Une demande incompréhensible puisque, sans cette maison, le projet n’aurait simplement pas lieu d’être : nos clients auraient conservé le bien en l’état, sans surélever et sans rien demander donc. Nous avons dû négocier pour maintenir la maison, prouver que nous améliorions l’état existant et trouver un compromis. Après de long mois de palabres, nous avons finalement obtenu gain de cause. Malgré les contraintes, les retards et des entreprises choisies pour leur prix moins disant plutôt plus que pour leurs compétences, le projet a abouti. Les clients sont aujourd’hui très heureux, le budget a été tenu. Mais nous savons, nous, tout ce qu’il a fallu concéder pour y parvenir, nos honoraires notamment, forcément très bas puisqu’alignés sur un montant de travaux sans comparaison avec la complexité du projet. D’aucuns seraient fondés à penser qu’à ce prix-là, autant refaire un appartement, projet beaucoup moins chronophage et moins risqué !
Projet 3 – 1,2,3 on arrête ! 1,2,3 on change tout !
Commencé en 2021. Encore en cours. À chaque étape, une pause : budget, copro, urbanisme, prêt bancaire. Toutes ces pauses cette fois-ci sont dues aux clients qui ont peur d’investir trop de frais avant que le projet ne s’arrête pour telle ou telle raison. Je les comprends mais il est très difficile de travailler sans ni continuité ni visibilité. Ce projet est en cours depuis trois ans maintenant sans que le chantier n’ait encore commencé. Douze échanges avec le service de l’urbanisme, dont certains à réécrire le projet presque entièrement ! Un jour, à bout de faire et refaire des propositions de façade, nous sommes allées jusqu’à présenter un « album » de variantes de façades pour que la mairie choisisse celle qui lui semblait la plus appropriée. Ce jour-là, j’ai senti que l’on touchait à l’absurde et j’ai eu un sérieux doute sur ce à quoi nous arriverions. Toujours est-il que le projet en brique ajourée que nous avons fini par déposer est, il me semble, juste, localisé et finalement pas si loin des grands axes souhaités au départ. Mais combien d’heures, d’énergie, de doutes pour parvenir à un projet qui fasse consensus. Je reste également persuadée que de passer autant de temps sur la façade n’est pas vertueux, ni pour nous, ni pour la ville, ni pour le sens que cela donne à nos bâtiments.
Projet 4 : entre ABF et urbanisme, dur de ne pas perdre la tête
Une jeune femme vient nous voir avec un projet de surélévation : agrandir son appartement situé au dernier étage. Elle avait déjà consulté deux autres architectes. Le premier, très enthousiaste lors de l’achat, lui avait affirmé qu’il n’y aurait aucun problème à la lecture du PLU (il avait raison). Le deuxième, plus prudent, avait consulté les services de l’urbanisme qui lui ont répondu que seule une surélévation alignée avec le bâtiment voisin — un R+7 — pourrait être acceptée. Un sacré saut depuis son petit R+2…

Nous reprenons les choses à zéro et travaillons sur deux scénarii : l’un en autopromotion, l’autre en collaboration avec un promoteur. Il faut cependant avant toute chose consulter l’architecte des Bâtiments de France (ABF) puisqu’un bâtiment protégé est situé à proximité. La réponse est sèche comme un coup de trique : « On ne touche à rien, pas de surélévation autorisée ». Voilà donc un projet entre deux injonctions irréconciliables : une mairie qui veut +18 mètres ou rien, et un ABF qui dit zéro ou rien. La cliente, après deux ans d’espoir, pense à tout abandonner.
Ce genre de cas nous fait réfléchir : comment espérer densifier sans que les services se parlent ? Comment maintenir la motivation de nos clients quand les règles sont aussi contradictoires ?
Ce qui frappe est l’écart entre l’ambition collective et la réalité de terrain. Il est question de zéro artificialisation, de densité heureuse, de ville frugale. Dans les faits, aucune incitation, aucune politique claire pour faciliter les surélévations. C’est un champ de mines : copropriétés non informées, réglementations opaques et soumises à interprétations, rapports de force absurdes entre institutions, inertie administrative, surcoûts techniques imprévisibles… Et nous, architectes, devons être techniciens, diplomates, psychologues, juristes. Pour des projets souvent peu rentables, chronophages, et où le moindre faux pas peut faire capoter un an de travail.
Pourtant, nous continuons. Parce qu’une surélévation bien menée est l’une des dernières marges de manœuvre poétiques et politiques dans le tissu urbain existant. C’est construire sans empiéter. C’est habiter autrement le ciel. Révéler ce qui est là sans tout raser. Personnellement j’ai pris en tant qu’architecte un grand plaisir à travailler ce type de projets.
Mais pour cela, il faudrait des outils. Des formations pour préparer avant l’expérience du terrain. Une médiation institutionnelle. Une ingénierie publique plus active que de proposer des petits manuels pour accompagner les copropriétés. Un vrai soutien aux architectes qui s’y risquent, notamment de la part des services d’urbanisme et des ABF. Nous ne pourrons pas répondre à l’enjeu sans se comprendre et s’épauler.
Peut-être alors la surélévation cessera-t-elle d’être une épreuve pour devenir ce qu’elle devrait être : un acte juste, mesuré, engagé. Une manière contemporaine et sensible de construire la ville
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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