Par ses recherches et réalisations sur la ville productive, l’agence Syvil architectures (Damien Antoni, Achille Bourdon et François Giannesini) ne cantonne pas l’architecture au point final de l’objet construit. En rendant acceptable le triumvirat production de matière et d’énergie, gestion des déchets et organisation logistique, leur réflexion devient un maillon essentiel de l’aménagement des métropoles et un pare-feu contre les pénuries hivernales annoncées. Une architecture d’anticipation ?
Après une pandémie et un été aux effets caniculaires déplorables, c’est à une crise politique majeure que les Français devront s’adapter. Les experts des gazettes le clament haut et fort, il y aura des ruptures dans l’approvisionnement en énergie qui s’ajoutera à la pénurie de containers dans une organisation mondiale déjà fragilisée depuis le covid. Crier « Au loup ! » rappelle comment nos territoires ne sont pas préparés aux crises tant alimentaires qu’énergétiques.
Pourtant, ces dernières années ont signé le retour de la logistique en ville. Les bâtiments dédiés aux activités de production (énergie, eau, matière), qui renvoient également à la transformation, à la distribution et au recyclage, représentent une part importante des mises en chantier chaque année. Soit un impact considérable sur le paysage urbain qu’il faut intégrer.
« La logistique urbaine, c’est-à-dire la gestion des flux et le stockage, ne constitue qu’un pan de nos recherches. Nous travaillons de manière plus générale sur la ville productive que nous définissons comme une approche de la ville à travers l’ensemble des flux de matières qui lui permettent de fonctionner », explique Lucie Jouannard, architecte et chargée de recherche à l’agence Syvil. Vu sous cet angle, le sujet est vaste tant il semble englober en son sein tout ce qui fait vie dans la ville, de la production de matière aux déchets, en passant par le transport.
Fondée en 2016 après cinq ans d’existence sous forme de ‘think tank’ dédié à ces thématiques, l’agence, déjà lauréate des AJAP en 2018 et d’une mention spéciale à l’Equerre d’argent en 2021 (catégorie première œuvre) bénéficie d’une reconnaissance particulière acquise en plaçant l’architecture à égalité de l’usage. « Nous avons développé une posture méthodologique de recherche sur la thématique de la ville productive », ajoute-t-elle.
La ville productive est un sujet brûlant d’actualité. Comment accueillir de nouveau en ville des fonctions vitales et fragiles, longtemps reléguées en périphérie au motif que des camions devaient sans cesse assurer des rotations ? Surtout, où réinstaller ces organes vitaux urbains dans la dynamique métropolitaine ? Le couple production-distribution ne faiblit d’ailleurs pas. Les secteurs de l’industrie et de l’entrepôt représentent plus d’un quart des surfaces des bâtiments non résidentiels mis en chantier chaque année, participant fortement de l’étalement urbain.
En ville, il y a peu d’opportunités et l’agence s’approprie, pour le compte de ses maîtres d’ouvrage publics et privés, des délaissés urbains contraints. Les projets sont ainsi distillés dans des zones oubliées de la ville, comme en témoigne P4, la messagerie logistique à zéro émission de particules, projet pour lequel l’agence a été récompensée.
Ce lieu de stockage est situé Porte de Pantin, sous le tablier du périphérique parisien, là où il n’était pas évident de mettre un quelconque programme. Les architectes ont cependant estimé que la ville productive, en apparence peu esthétique, n’avait pas à se cacher. « Porte de Pantin, nous avons imaginé une fenêtre qui donne directement depuis l’arrêt de bus sur la chambre froide », raconte Lucie Jouannard. « La fée logistique » ouvre ici le bâtiment sur la ville. La programmation est coconstruite avec la SEM Sogaris sur la base d’une messagerie alimentaire. Le loyer supplémentaire généré permet également de simplifier l’équation financière. Rien n’est gratuit, quand bien même l’acte est vital.
Pour convaincre de cet usage, la pédagogie est nécessaire. Convoquant le sociologue Bruno Latour, Syvil cherche à rendre « la chose publique ». « La logistique représente les coulisses de la ville » enchérit l’architecte. La logistique est protéiforme et fait pour partie, notamment les ‘dark stores’, ‘dark kitchens’ et autres ‘Amazon centers’, l’objet de débats houleux sur leurs effets négatifs sur les territoires : pollution, insécurité routière, bruit, précarisation des travailleurs, etc. . « Considérer la ville productive, c’est questionner ces pratiques, et mettre leurs infrastructures au centre des débats démocratique et écologique », précise-t-elle.
L’agence investit d’autres fonciers complexes, valorisables autrement en œuvrant par exemple sur l’immobilier productif vertical. « Notre postulat est que la production et la distribution doivent être verticalisées pour rester dans les centres urbains », argumente la chercheuse lorsqu’elle évoque la réhabilitation du parking rue du Grenier Saint-Lazare à Paris, l’Immeuble inversé, lauréat de l’Appel à projets Réinventer les sous-sols dont le projet prévoit des lieux de stockage à destination des commerçants et habitants du quartier sur 6 niveaux de sous-sols et une conciergerie de quartier en surface. Il s’agit ici de reconsidérer l’architecture du stock, comme pouvait l’être celle des Magasins Généraux au début du XXe siècle.
La mixité programmatique permettra alors à la ville de financer ces équipements. Le travail des architectes est d’imaginer à quoi les villes vont ressembler pour les rendre acceptables. C’est ici que l’architecture a un rôle à jouer. Les architectes sont convaincus que ce sont des projets fondamentaux pour demain. « Maintenir les productions locales encore présentes, relocaliser des pans entiers de ces filières dans l’aire métropolitaine et son hinterland, leur donner un véritable ancrage dans le paysage urbain sont des premiers pas cruciaux vers l’écologie des métropoles, leur résilience face aux crises, leur sobriété énergétique », poursuit Lucie Jouannard.
Ce sujet de territoire, Syvil le met aussi à l’épreuve de quartiers entiers et moins denses. D’ailleurs, Syvil signifie architecture du système ville (SY – système et Vil – Ville), rien de moins. Comment insérer des lieux d’activités dans des territoires peu réceptifs comme à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), exemple de périurbain aux portes de Paris ? En préservant l’habitat et en faisant œuvre de pédagogie, l’agence élabore une vision à long terme et sans violence architecturale.
Au-delà des enjeux urbains, la ville productive génère des enjeux macroéconomiques. En effet, avec l’étalement de la ville qui annexe inlassablement ses périphéries se pose la question du tissu d’entreprises qui se trouvent exclues de la ville. Avec les urbanistes d’Aclaa, l’agence réfléchit aussi à des solutions de relocalisation pour ces entreprises dont les loyers augmentent.
Les villes n’ont aucune résilience matérielle. La pandémie puis la crise des containers l’ont démontré. De nouvelles infrastructures sont à créer pour regagner en autonomie et en sécurité, mais aussi pour favoriser un meilleur bilan carbone du transport de marchandises. L’agence imagine notamment de nouvelles infrastructures intermodales fleuve-route dans ses projets comme celui, interrompu, de la réhabilitation du parking de la Maison de la Radio (Paris XVIe) en port urbain ou encore celui d’un hôtel logistique à étages sur le Port de Gennevilliers.
La logistique, la production manufacturière, le traitement des déchets, la production d’énergie, l’assainissement doivent être considérés pour ce qu’ils sont : les leviers d’une nouvelle sobriété matérielle et énergétique à construire, de solidarités à renouer et retrouver toute une filière d’indépendance.
Léa Muller