Du 15 mars jusqu’à fin août 1943, plus de 50 000 juifs de Thessalonique furent déportés des ghettos vers Auschwitz-Birkenau. La gare d’alors est toujours à la périphérie de la ville mais n’est plus utilisée par le public. Comment enregistrer la mémoire d’une communauté animée disparue ? Chronique-photos d’Erieta Attali.
La Thessalonique juive au travers de l’objectif d’Erieta Attali
Platia Eleftherias signifie Place de la Liberté. C’est là que, le 11 juillet 1942, a véritablement débuté l’Holocauste pour les Juifs de Grèce. Ce jour-là, connu sous le nom de « Black Sabbath », les nazis ont rassemblé près de dix mille jeunes juifs sur la Place de la Liberté pour les torturer et les humilier. La place est actuellement fermée et béante, des travaux de construction en cours. Elle ne ressemblera peut-être plus jamais à l’espace ouvert qu’elle a été jusqu’à présent.
J’ai passé la première décennie de ma carrière principalement à Thessalonique et dans le nord de la Grèce, à photographier des antiquités pour le ministère grec de la Culture. À travers ce nouveau voyage photographique, je suis retournée à Thessalonique, dans une tentative de renouer avec mes racines : la série est une exploration du riche patrimoine architectural juif de la ville, cadré par l’absence de sa communauté propre. Ma focale est d’interroger comment, au XXIe siècle, est perçue cette présence et comment enregistrer la mémoire d’une communauté animée disparue.
Juifs, Grecs et Turcs dans la Thessalonique ottomane
Par Yiannis Epaminondas, architecte
Directeur du Thessaloniki Center, Fondation Culturelle de la Banque Nationale de Grèce (MIET)
L’architecture occidentale est introduite dans la Thessalonique ottomane au cours du dernier quart du XIXe siècle, sa présence intensifiée après la liaison ferroviaire de la ville avec Vienne via Belgrade en 1888. Il s’agit d’architecture éclectique, principalement d’Europe centrale, dont le style, dans le cas de Thessalonique, faisait le lien entre l’architecture traditionnelle byzantine-ottomane et les tendances qui annonçaient le modernisme – Art nouveau et Art déco – styles qui prédominaient avant le grand incendie de 1917 et pendant les années 1920.
Le cas du faubourg d’Exoches (ou Hamidié) qui s’étendait le long de la rive sud du golfe de Thermaïque, à l’extérieur des murs entourant le centre historique de la ville – murs partiellement démolis aujourd’hui – est d’un grand intérêt. Les édits du Tanzimat (1839, 1856), qui sous l’influence des Lumières visaient la modernisation de l’administration ottomane, l’égalité entre les citoyens de différentes religions et la prévention des séparatismes, permirent l’ouverture du ’burgo’ vers la campagne.
Après l’incendie de 1890 notamment, les élites de Thessalonique ont créé cette banlieue européenne en l’enrichissant d’élégantes villas au milieu de jardins bien entretenus. Depuis 1893, la première ligne du tramway, à chevaux puis électrique, traverse ce quartier linéaire pour le relier au centre-ville.
Résultat collatéral, l’installation dans le nouveau quartier a conduit à la normalisation des différences ethniques entre les trois principales communautés de Thessalonique, dirigées par la bourgeoisie émergente. Contrairement au mode traditionnel d’organisation spatiale des quartiers juifs, musulmans et chrétiens prédominant dans la vieille ville, la séparation a été abandonnée dans le nouveau quartier, les gens se distinguaient principalement par le statut économique et ont gagné ainsi une notable unité de classe intercommunautaire.
L’architecture de cette nouvelle banlieue offrait une variété de styles morphologiques, caractéristique commune à tous les éclectismes : toits pentus inconnus sous les latitudes méditerranéennes, corniches, consoles, frontons, balustres et rampes en fer forgé, arcs et fenêtres de toutes formes, plans au sol aux formes compliquées. Les influences étaient néoclassiques, néogothiques, néo-peu importe mais venaient principalement d’Europe centrale, rarement de France.
L’équipement de la maison – chaises viennoises, imposants poêles en porcelaine spécialement fabriqués pour le Levant, lampes à huile suspendues, mobilier de style Empire – était conforme à l’occidentalisation de la société qui s’habillait progressivement à l’européenne, lisait les journaux et suivait les modes et les comportements européens.
La modernisation administrative, économique, spatiale et éducative a été principalement soutenue par les élites des communautés – bourgeois grecs, marchands juifs et fonctionnaires ottomans – mais aussi par les Franco-Levantins européens de la ville et la caste secrète des Donmehs – juifs établis à Thessalonique, convertis à l’Islam et adeptes du Messie autoproclamé du XVIIe siècle Sabbetai Zevi –les Kapandjis étant l’une de ces puissantes familles.
Les Juifs sépharades étaient prédominants dans la ville ; depuis leur exil d’Espagne et leur réinstallation à Thessalonique en 1492, ils représentaient 50% de la population totale jusqu’en 1923, date à laquelle, en raison de l’échange de population entre la Turquie et la Grèce, ils sont devenus pour la première fois une minorité par rapport aux Grecs dominants.
La fin est venue avec Shoah qui a fait 50.000 victimes dans une communauté autrefois florissante. De nombreux bâtiments de la première moitié du XXe siècle qui subsistent encore dans la ville, que ce soit dans le centre ou dans l’ancien quartier des Exoches, appartenaient à des familles juives ou ont été conçus par des architectes juifs.
Yiannis Epaminondas
Erieta Attali
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