Entre le 17 mars et le 11 mai 2020, la France a connu de longues semaines de confinement. Si elles furent pour certains difficiles à vivre, pour d’autres, elles ont libéré le temps nécessaire à l’imagination et à la création. Et pour les architectes ? Moins que prévu. Un architecte existe-t-il sans maître d’ouvrage ? Eléments de réponse avec les anciens Grecs.
Avec le confinement, nombre d’écrivains ont pris la parole pour évoquer une frénésie d’écriture, quand des DJ ont dû exorciser une nouvelle fièvre du samedi soir, seuls, en pyjama devant leurs platines posées sur le buffet du salon. Sans oublier les étoiles de l’Opéra se contorsionnant à bout de cheminée et les concertistes de la Philharmonie testant les live en visioconférences.
Chacun de ces artistes confinés montrait alors que, malgré l’isolation sociale imposée, la nécessité de création, propre aux artistes quelle que soit la discipline, ne cessait de vivre en chacun. Certes, l’omniprésence médiatique laisse présager un rebond plus explosif le moment venu mais, néanmoins, chacun a pu constater à quel point les artistes ressentaient le besoin de créer.
Qu’importe que le monde de l’édition soit à l’arrêt et les librairies fermés, que les cinémas, salles de concerts et de spectacles restent portes closes, client ou pas, la source créatrice ne s’est pas tarie malgré une crise culturelle sans égale et un ministre de la Culture aux abonnés absents.
Les architectes dans tout ça ? En France, les hommes et femmes de l’art ne le sont pas qu’à la faveur d’une expression. Du moins est-ce ce que la mythologie du métier veut laisser entendre. Chez nos voisins, l’architecture est une discipline enseignée dans les écoles polytechniques, comme une des filières de l’ingénierie, alors que les ENSA françaises, placées sous le patronage du ministère de la Culture, relèvent historiquement d’un enseignement artistique.
L’architecture est donc un art, le premier des arts selon la classification établie au XXe siècle. La logique voudrait alors que l’architecte soit un artiste. A l’instar d’un sculpteur ou d’un musicien, l’architecte pourrait s’épanouir une réflexion, partie de rien d’autre que lui-même ; créer en s’affranchissant des règles, pour proposer un édifice, pas nécessairement voué à être construit mais dont certaines caractéristiques pourraient être reprises dans un projet commandé. De mémoire, a-t-on déjà vu chose pareille ?
Plus encore, l’artiste (générique) crée pour son plaisir. Son travail n’est pas qu’une manière de gagner sa vie, à condition qu’il puisse en vivre, son art précède la commande, de loin. Si les architectes peuvent vivre de leur art, sont-ils en mesure de produire, d’engendrer par simple plaisir, gratuitement et pour eux-mêmes une réflexion ou un édifice dont la finalité ne serait pas de voir le jour ?
La maîtrise d’œuvre est une discipline complexe dont la raison d’être est d’apporter des réponses à une ou des questions, à quelques problématiques plus ou moins ambitieuses posées par des maîtres d’ouvrage. Ce sont eux qui fixent les règles, les volontés, les contraintes, les budgets. Imaginer un bâtiment sans client reviendrait à s’affranchir de toutes les règles. L’architecte, bien souvent gêné déjà par les limites imposées, notamment budgétaires et normatives, se retrouverait alors comme un animal sauvage élevé dans un zoo et relâché sans ménagement dans la savane, il ne saurait pas faire.
Poursuivons le questionnement. Un maître d’ouvrage existe sans architecte, au moins sous la barre des 150 m². Contrairement à un auteur qui écrit avant-même de savoir s’il sera un jour lu ou un peintre sans savoir s’il accédera un jour à la gloire d’être exposé dans un musée, un architecte écrit toujours pour répondre à une commande. En revanche, un architecte existe-t-il sans maître d’ouvrage ?
Un architecte ne peut légalement pas demander une prestation à une entreprise au nom de son maître d’ouvrage, même s’il en justifie la pertinence. L’architecte n’est ni maître du temps, encore moins qu’il ne détient pas les cordons de la bourse. L’architecte s’apparenterait-il davantage à un cinéaste qui ne pourra réaliser son film que s’il trouve le producteur pour le financer, et donc là aussi un commanditaire ? Pour l’architecte, le client tient une place primordiale. Il ne peut d’ailleurs y avoir de bon projet sans bon client.
Cela ne signifie pas qu’un architecte n’est rien sans client. Surtout qu’il existe une multitude de concours d’idées tous plus prospectifs les uns que les autres. Cependant là aussi, les règles du jeu sont fixées par les autres.
La difficulté de créer en dehors du processus de la commande interroge sur le statut d’artiste induit dans la mythologie d’un métier autour duquel subsistent bien des fantasmes. L’architecte serait-il davantage ingénieur ? Un homme ou une femme d’affaires avec une agence à faire tourner, des salaires à payer et donc des projets à entrer ? Le rêve en prend un coup.
Car au nom du business, de l’entreprise à faire tourner, ces derniers mois n’ont pas été les plus propices à la création ex-nihilo à la faveur d’un temps un peu plus élastique. Davantage encore pour les architectes d’agences, pour qui le chômage partiel aurait pu libérer quelques idées. Peut-être est-il un peu tôt pour le constater mais aucune idée nouvelle ne semble poindre à l’horizon.
Il est vrai cependant que l’architecture est plus complexe que d’aligner quelques traits sur un logiciel. L’architecte fait de plus en plus la synthèse de savoirs multiples comme l’histoire, la philosophie, la sociologie, le droit, les sciences politiques, l’économie, la gestion.
Finalement se pose la question de la production architecturale. Un architecte, s’il ne peut produire un bâtiment seul, peut en revanche en développer les idées, les coucher sur le papier. Cependant l’objectif de bien des architectes est de voir un bâtiment construit. Or sont-ils tous constructeurs ? car s’ils ont tous été formés à la pratique du plan, du dessin, de l’espace, rien n’est moins sûr concernant la pratique du métier sur les chantiers. Combien d’architectes n’ont ainsi jamais eu l’opportunité de poser un pied sur un chantier ?
Alors l’architecte ? Artiste ou bâtisseur ?
Dans les Dix livres de l’architecture de Vitruve, l’architecture concerne l’édification de toutes les sortes de bâtiments civils ou religieux, les ponts, les aqueducs, les ports, ainsi que les villes.
L’étymologie du mot architecture aiguille également puisqu’il est formé de « ἀρχός/ή » (commander) et de « τέκτων » (l’ouvrier mais aussi le charpentier d’où dérivent la charpente et la structure). L’architecture désigne donc ce qui a été commandé aux ouvriers et l’architecte est celui qui commande. Peu de place est faite à l’imagination et à la création puisqu’il s’agit ici d’un élément brut, concret, effectivement bien difficile à mettre en œuvre dans son salon dans l’angoisse d’une pandémie. D’une façon première, un architecte est un personnage de construction.
L’art de bâtir n’est apparu que tardivement, au XIXe siècle. Au XXe siècle, la figure de l’architecte créateur a pris le pas sur l’architecte constructeur, plaçant l’art de bâtir comme le premier des arts. Une proposition qui, à l’issue de la pandémie, semble bien ambitieuse.
Alice Delaleu