En dix ans de nos vies, pas un recoin ne s’est trouvé marabouté par un service délivré par la start-up nation. Google et Facebook omniprésentes, Doctolib maintenant en live, un Uber à la sortie d’une fête de Chroniques d’architecture, des vacances mondialisées par AirBn’B. Pourtant, dans l’univers des start-up, une planète résiste encore : l’architecture.
En 2017, au lendemain de son élection, Emmanuel Macron souhaitait faire de la France une « start-up nation ». Trois ans plus tard, la technologie et le big data semblent avoir toujours autant de mal à percer un milieu de l’architecture pourtant habitué à travailler « en mode projet ». Après une brève échappée, HABX, le service de solutions d’agencement personnalisées selon algorithmes, sort difficilement de la mêlée quand des maîtres d’ouvrage démarrent l’expérience déjà à bout de souffle. Ce n’est pas WeWork qui dira le contraire.
Le modèle de la start-up, celui d’une entreprise née d’une idée à valoriser, a contaminé tous les niveaux de lecture. De la culture à la finance, de la construction à la presse, la start-up serait plus efficiente, plus directe, plus rapide, plus ruisselante, plus itérative aussi à défaut d’être aussi disruptive que certains veulent bien le croire. Rappelons que son but premier, c’est l’hyper-croissance ! « Scaler » dans le langage local, exploser son chiffre d’affaires en diminuant toujours plus son coût de fonctionnement pour placer sa rentabilité dans les étoiles. Quitte surtout à vendre de la vacuité pour très, très cher. « Fake it until you make it » !
Pourquoi le ‘business model’ de l’agence d’architecture française semble-t-il encore réfractaire au voyage au pays des start-up ? Dans le cosmos de l’entreprenariat si volontaire, architecture et ambition prospective et économique seraient-elles antinomiques ?
Il est vrai qu’en regardant bien, l’agence d’architecture, dans son fonctionnement classique, n’a que peu évolué ces dernières années en conservant un modèle presque patriarcal, autour d’une figure centrale et passionnée toute dévouée à son art. La limite de la figure de l’architecture romantique est qu’elle oublie qu’une agence conçoit pour un client, répond à une commande et que, pour entrer de nouvelles commandes donc de nouveaux projets, il est plus efficace de parler le même langage que son client. C’est-à-dire bien souvent, celui de l’argent, de la rentabilité et de la SHAB qui rentre au chausse-pied.
Certes l’architecture n’est pas toujours vue comme le plus vieux métier du monde mais il est certain qu’aucun nouveau gus sorti tout propre de son école de commerce ne pourrait avoir le culot de se l’approprier. La culture de l’architecte est trop ancrée pour être ainsi bousculée. Et puis l’architecture est un métier pragmatique. L’agence, si elle vend un service, s’attache avant tout à concevoir du concret, du pragmatique, du pérenne.
Si l’omniprésence des outils numériques est la signature par excellence de la start-up nation, ses déclinaisons en applications mobiles sont les limites de la pratique architecturale. Laquelle a besoin d’humain, de concret, de tester des matériaux, de visiter un chantier, de voir un bâtiment, d’en expérimenter l’usage. On ne fabrique pas une ville comme on refourgue du vent. CQFD.
Surtout que l’espérance de vie des jeunes pousses est relativement courte… La start-up est un modèle de business à obsolescence programmée. Elle vend un service à la mode, lève des fonds qu’elle réinvestit avant de se faire racheter par plus gros et d’être digérée. Le développement commercial d’une agence d’architecture ne pourra ainsi (presque) jamais rejoindre celui des start-up.
Les ‘nouvelles entreprises’, issues pour la plupart des technologies, nécessitent des fonds considérables pour développer et rendre viable une idée. C’est un pari. En revanche, l’architecture est un projet au long court ; un service, tout le contraire, d’une idée. HABX en a fait l’expérience. Une fois que l’idée a fructifié, qu’elle a été maintes fois copiée et rectifiée, il n’en reste plus grand-chose.
Intrinsèquement, l’agence d’architecture s’inscrit dans plusieurs temporalités. Celle de l’architecture, celle de son client, celle de la ville. Quoi qu’il arrive, son travail survivra à son concepteur et l’agence ne fera pas « pschitt » au bout de trois ans car elle conserve sa raison d’être sur un temps bien plus long.
Face au changement de paradigme que doit affronter la commande architecturale, aucune agence ne semble vouloir s’attaquer à la réécriture du modèle historique pour en atomiser le fonctionnement général afin de mieux prendre le virage concurrentiel et économique auquel les structures économiques sont désormais sommées de se plier.
Cela écrit, n’y aurait-il pas quelques bonnes idées à prendre en chemin ?
Le modèle de la start-up, soit celui d’une entreprise avec un but de rentabilité, peut-il permettre aux agences d’architecture de s’adapter et de s’émanciper des contraintes, économiques notamment, qu’elles rencontrent ?
C’est d’un changement systémique dont il conviendrait alors de parler pour les agences qui souhaiteraient grandir. Plutôt que de vivre en communauté, voire presqu’en confrérie, l’agence trouverait alors son salut dans la délégation des métiers au sein de la structure. Des sachants dans chaque domaine, un gestionnaire au pilotage, le tout au service de l’architecture d’une agence et non pas d’un nom. Bref, calmer l’ego et retrouver un discours à porter, non plus à coup de quelques croquis au déjeuner mais bien avec une calculatrice dans la tête.
Evoquer un architecte manager relève-t-il du blasphème ? Dès l’école en effet, les étudiants ne sont que peu formés à la pratique du métier de « chef d’entreprise », au grand désarroi des aspirants à la HMONP qui constatent rapidement que les quelques cours dispensés dans l’année oublient un peu trop vite d’expliquer le fonctionnement et la gestion d’une agence, autrement dit, d’une entreprise. Au grand dam des futurs diplômés, demandeurs de qualifications qu’ils n’auront pas au sein des agences qui les accueillent en parallèle.
C’est pour pallier à cette demande et à ce besoin que l’ENSA-Versailles a créé en partenariat avec l’ESSEC un bi-cursus visant à structurer les esprits autant à l’opérationnel que sur la gestion du projet, sans bien sûr perdre les aspects créatifs de la profession. L’objectif ? Mélanger les deux cultures pour les enrichir l’une de l’autre et dessiner un architecte business man qui parle à la fois « l’architecte » et « le client », avec une vision à la fois du projet mais aussi de la société, avec des envies de marchés à conquérir, des ambitions toujours stimulées de recherches et développement.
Quelques agences qui font figure de mastodontes fonctionnent de la sorte mais elles sont finalement peu nombreuses au regard du nombre de structures inscrites à l’Ordre. A leur tête, des architectes de formation qui prennent les rênes de la boutique, quitte à délaisser un peu le projet. Entre l’architecte romantique et artisan, entièrement dévoué à son art, et l’ambitieux qui veut voir son agence remporter les plus beaux, a fortiori les plus gros, concours du moment, les arbitrages sur un même projet ne se feront évidemment pas au même endroit. Au quotidien, ils n’exercent certainement pas le même métier et n’en ont pas la même vision.
Il demeure, et c’est l’un des paradoxes de sa pratique, que l’architecte à la tête d’une agence de 150 personnes n’aura aucun mal à discuter de son métier quasiment d’égal à égal avec l’architecte d’une structure de trois ou quatre salariés. Dans un domaine où la concurrence est pourtant sauvage, il s’agit d’une forme de respect – même minimal – qui semble inconnue de la start-up nation.
Alice Delaleu