L’architecture a vocation à dire le monde, à en faire partie, à prolonger la vie. Minérale, végétale, spatiale, volcanique, océane, elle n’est pas que technique. En cela elle est sédimentée, froissée, percutée, stratifiée, érodée, c’est une matière vivante qui a une histoire et se modèle pour offrir un bien commun, un paysage. La ville paysage, celui d’une forêt vivante et pétrifiée.
L’actualité alimente le débat, les marques Oméga et Swatch s’allient pour créer une ligne de montres qui emprunte l’univers pour support métaphorique. Onze modèles et plusieurs centaines d’afficionados faisant la queue pour accéder au précieux objet. Bio ceramic et MoonSwatch, un peu comme s’il fallait un matériau et une métaphore.
Loin de l’architecture ? Pas sûr. Déjà Tissot avait proposé un modèle en pierre, une façon de mettre de la nature et de la technique dans un même objet. L’intérêt de ce phénomène est que l’horlogerie de précision a l’intuition que quelque chose se joue entre la mécanique de précision et certaines formes de la nature. Pour autant, les montres ne prennent pas la forme d’une météorite ou d’un cratère lunaire. L’évocation de l’aventure spatiale suffit, l’architecture devra en donner plus pour être « atmosphérique et métaphorique », pour que sa fluidité soit manifeste !
Notre monde va de plus en plus vite, la science qui élargit notre compréhension de l’univers permet de nous soigner de mieux en mieux tout en nous faisant de plus en plus peur ! Jamais, dans l’histoire des civilisations, les découvertes ont été aussi nombreuses. Cela donne le sentiment qu’un pacte implicite a été rompu entre l’homme et la nature.
Les architectes se sont engagés dans les bras de l’industrie salvatrice, prolongeant la démarche de l’ordre, du module, de la répétition. L’architecture, synonyme de répétition, est aujourd’hui libérée de cette servitude par les robots mais elle reste prisonnière non d’une réalité économique mais d’une idéologie. Avec l’Art nouveau, dernier soubresaut d’une relation étroite entre l’architecture et la nature, celle-ci s’est effacée au profit de l’expression de la vérité de la construction.
Pour répondre au rôle social et artistique qui lui est dévolu, l’architecture est face à deux obstacles. D’abord l’usage : en se laissant entraîner sur la pente de « l’art contemporain », l’usage et la réalité fonctionnelle se sont effacés au profit de l’image de la « gesticulation ». Le deuxième obstacle est l’esthétique, le style qui ne peut être « qu’une langue étrangère », comme le proposait Marcel Proust, celui-ci est mis à mal par une quête de vérité, de neutralité, de frugalité jusqu’à l’ascétisme et au minimalisme, pas de quoi nourrir un style.
Cette posture internationaliste a conduit à considérer la technique comme unique support d’expression d’un projet. Dans cette perspective, l’architecte est désorienté et même la quête d’un sens est devenue suspecte. L’architecte n’a plus qu’à se fier aux images des revues pour définir l’objet de son travail.
Par où commencer, c’est une question d’ontologie.
D’abord commencer en reconsidérant la situation, en écoutant la société qui, pour adhérer à l’architecture, attend qu’un nouveau rapport à la nature lui soit proposé. La co-conception ne va pas régler la question, les errements passés de la participation n’ont fait de mal à personne mais ne règle pas les sujets à traiter. Ce n’est pas qu’une question de méthode, la conception à venir de plusieurs milliers de villes et d’un milliard de logements reste sans réponse. Le sujet n’est pas franco-français, il en va de l’utilité publique et l’architecture doit donner l’exemple.
C’est une architecture naturelle qu’il faut proposer : roseaux, terre, bois, béton, brique cuite crue ou de récupération ne sont que des matériaux. Tout à la fois BBC, RT2012 ou RE2020…. mais surtout conforme aux cultures, aux économies locales, orientée, conforme au climat local. Elle est architecture parce qu’elle touche, elle émeut, elle a du sens où qu’elle se trouve. Dans cette perspective, l’architecture est d’abord une démarche, un rapport à la vie. Il faut constituer un nouveau corpus, technique certes mais aussi poétique en choisissant notamment les métaphores de la nature, celles qui parlent à un imaginaire collectif.
Donner à l’architecture l’ambition de construire son unité hic et nunc, l’unité naturelle, d’une multiplicité, c’est le chemin de la véritable écologie celle qui met en rapport le programme et le lieu qui s’ouvre.
Le paradoxe de l’architecture naturelle est que pour être naturelle, il faut qu’elle soit libre, libre de conventions, libre de normes et de réglementations, c’est pourtant le contraire qui se passe. L’architecture est de plus en plus soumise à la technique. Le grand espoir mis dans le béton, à la fin du XIXe siècle était lié à sa fluidité, qualité finalement bien peu exploitée parce que la courbe est suspecte et que la religion de l’angle droit domine le monde ! C’est ici que commence la difficulté puisque l’angle droit n’est pas naturel !
L’architecture a été enlisée dans un magma technique au point que plus personne ne sait en donner une définition.
L’unité et la diversité, deux dimensions qui constituent les fondements de l’universalité de l’architecture.
Du mythe de la tour de Babel, Erri de Luca pense qu’en s’élevant vers le ciel, les hommes se fourvoient, alors Dieu leur a envoyé la pluralité des langues, comme malédiction. Laquelle va se transformer en bénédiction, la multiplication des langues étrangères rendra la poursuite du chantier impossible. C’est la naissance de la diversité, de la différence, de la richesse des hommes, de leurs cultures, le bien le plus précieux de l’humanité. Si les hommes ne pouvaient plus se comprendre, il ne restait plus qu’à débattre, à chercher, à découvrir des innovations en dehors d’une idéologie de l’absolu.
Regarder l’héritage des grands mouvements du siècle dernier, permet d’en appréhender la générosité mais aussi le socle idéologique, continental pour ne pas dire totalitaire. L’architecture naturelle ne peut être « qu’archipélique ».
Le paradoxe de l’architecture est que tous les architectes parlent d’une seule voix, ou presque, mais qu’ils ne sont pas compris par ceux auxquels ils s’adressent.
L’architecture est une expérience, dont l’importance est ressentie différemment. C’est tout à la fois une émotion, du sens, et une démarche, ce qui ne rend pas le sujet facilement appréhendable. La complexité du monde après Babel est sa beauté, elle est poétique et technique. L’architecture est une culture ouverte, un corpus riche de toutes les disciplines, c’est une norme culturelle qui lui donne un sens partageable et c’est un art par la démarche et le plaisir de l’émotion.
L’architecture naturelle est une histoire qui a été interrompue, il y a tout juste un siècle, reste à faire la démarche de retrouver le sens de l’histoire.
À l’heure où l’on s’intéresse à la planète, la place de la nature ne doit pas être uniquement technique ! Il y a une autre attente !
L’histoire de l’architecture ne ment pas lorsqu’elle fait de la nature un réservoir d’univers métaphorique inépuisable. Le végétal d’abord, mais un siècle plus tard ? Après la technique, et aujourd’hui les technologies disponibles, manque un matériau à l’architecture, la nature qui, associée aux technologies les plus avancées, fait rêver d’évasion célestes et océanes
Le monde de l’architecture ne s’est pas remis de l’irruption du logement dans son champ de compétence. Quelle architecture ? Quelle intégration de la vie ?
Architecture et nature sont les dimensions compensatoires des techniques, il ne faut pas opposer technique et poétique. Préférer une architecture atmosphérique plutôt que la nudité d’une vérité hypothétique, des intentions, cet indicible qui vous met ailleurs : un hall irisé comme une nacre et c’est la légèreté des nuages, le ressac des vagues. Le seul dessin d’un garde-corps peut ouvrir sur un imaginaire océanique. D’une certaine façon, renouer avec l’œuvre totale en fuyant le totalitaire, en convoquant la nature pour « l’ouvrir naturellement ».
L’ornement est indissociable du projet de l’atmosphère, pas de l’ambiance mais de ce que l’on ressent. On a quitté l’image littérale pour le métaphorique, l’atmosphérique. Utiliser les veines du bois, du marbre, la couleur de la terre, c’est l’ornement d’Adolphe Loos. Hélas le béton, l’acier, l’aluminium ou le titanium ne disent plus rien de leur histoire ! A Sydney comme à Ronchamp, la surprise est venue de la forme métaphorique mais aussi du matériau. Le musée Guggenheim de Bilbao a déconcerté en proposant une forme « naturelle », atypique et un matériau nouveau.
Il est plutôt honteux de déléguer à la végétation le rôle de produire de l’architecture, c’est un renoncement. La nature, à tous les étages, n’est qu’une mauvaise réponse à une vraie question. Le calme et les petits oiseaux ne sont pas une raison pour détruire la ville. Il y a des jardins et des arbres dans les rues… et les petits oiseaux sont présents à Venise comme à Washington. Les hommes n’ont pas tous la main verte, méconnaitre la nature c’est croire qu’elle va se développer sur une façade sans la phagocyter, sans la détruire.
La nature produit de la diversité, de la différence, et les architectes ne doivent pas se laisser enfermer dans des archétypes rudimentaires au nom de prétextes économiques, écologiques ou simplement idéologiques. La diversité, la différence, la variation, le rythme, la surprise doivent remplacer la seule répétition, l’ordre s’entend avec sa part de désordre. La norme est une invitation à répéter, l’art une incitation à innover à partir de matériaux hétérogènes dont fait partie la nature.
L’architecture devient naturelle lorsqu’elle est un jeu et un ajustement entre l’intérieur et l’extérieur, entre le nord et le sud, entre la terre et le ciel, entre l’homogène et l’hétérogène. C’est de la tension, de la surprise, du plaisir, toujours avec l’évocation d’un ailleurs.
Alain Sarfati
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