Le terme « baroque » a souvent eu une connotation péjorative. L’art baroque, succédant à la Renaissance, était un mouvement artistique qui a trouvé son origine au milieu du XVIIIe siècle en Italie. Il s’est d’abord appliqué à un style architectural, puis a touché tous les domaines, sculpture, peinture, musique… Il a été caractérisé par l’exagération du mouvement, c’est le moment où la relation avec l’histoire de la ville est la plus forte, ville et architecture se confondent.
Aujourd’hui, la basilique Saint-Pierre de Michel-Ange est considérée comme précurseur de l’expression baroque en architecture. En fait, l’architecture est naturellement diverse et baroque. À un baroque italien « excessif », les Français lui ont alors préféré le terme de « classique ». En France, le baroque a eu mauvaise presse et pourtant aujourd’hui c’est ce que nous avons de plus beau à montrer au monde : Versailles, la Place de la Concorde, la Place Stanislas à Nancy, l’hôtel Matignon… Le baroque a cette capacité à prendre « l’environnement » en considération, à en faire un support d’invention.
Aujourd’hui, de façon paradoxale, l’architecture s’est uniformisée.
Dans la grisaille, elle est devenue passe-partout, elle s’efface et disparaît à un moment où justement le besoin de nature devrait susciter des réponses adaptées. Le paradoxe est que si la diversité est actuellement attendue en architecture, seule l’uniformité semble compter : unité, ordre.
Sortir de l’uniformisation, de la répétition, se fait par le détail, par l’attention, par la contextualisation, l’élégance. Le détail est technique, climatique, sociologique, poétique… Il doit se rattacher à l’histoire de la ville, à sa couleur, à son échelle, à sa culture. Et je persiste dans l’idée, qu’à l’instar de la biodiversité, l’architecture future n’aura d’avenir que dans la diversité et dans la surprise.
Mais d’architecture il n’en est plus question.
Malgré le dérèglement climatique qui s’accélère partout sur la planète, chaque jour l’humanité déforeste 27 000 hectares, largue 82 mille tonnes de pesticides, bétonne 55 000 hectares et perd 700 000 milliards d’insectes…
Pendant ce temps-là, l’architecture persiste. D’une revue d’architecture à l’autre, on voit le même projet, les mêmes images. Qu’il s’agisse d’une école, d’une piscine, d’un palais des congrès, de bureaux ou de logements, on a le même emballage, la même enveloppe, avec un descriptif mettant plutôt en valeur le matériau, la technologie, la mise en œuvre, la dimension collaborative… quid de l’architecture ?
À l’origine « production d’architecte », l’architecture se fait désormais transparente, voire inexistante par peur de choquer ou pour ne prendre aucun risque. L’architecture ne fait plus l’objet d’une commande. De manière paradoxale, alors que la diversité est défendue lorsqu’il s’agit du règne animal ou végétal, il n’en est plus rien lorsqu’il est question des hommes, des villes, des établissements humains.
La question devient : comment mettre en accord attentes et propositions ?
La priorité est donnée à la nature, au réchauffement climatique, à la préservation de la biodiversité devenue un objectif primordial.
À l’architecture d’amorcer un changement radical vers la diversité, mais la dimension funeste de la normalisation par les architectes n’est pas loin.
Le monument/logement
Robert Auzelle, qui s’est très tôt distingué par son travail sur les cimetières (les dernières demeures) disait que « l’Antiquité nous a laissé des monuments, peu de traces de l’habitat, du logement. Regardez l’Égypte… ». Et le jour où nous lui avons présenté le projet du Mirail à Toulouse, il nous a dit « c’est la première fois que les hommes construisent des monuments pour les vivants ».
C’était une phrase terrible, mais il avait raison. C’était une énorme erreur de penser que l’on pouvait construire des monuments pour des hommes qui ne croient plus à la nécessité de s’inscrire dans l’éternité. Conséquence, l’architecture comme projet dans la société, devait prendre d’autres formes que la forme monumentale, c’était une évidence qu’il nous faut partager. Cela n’éliminait pas pour autant la question du sens, au contraire elle ne faisait que la renforcer, l’architecture est une activité de progrès, un progrès qui ne sort pas de rien, un progrès qui se transmet. Quand on dit que l’évidence est politique, une fois que l’on a dit ça, tout reste à faire.
Édouard Glissant voyait dans la créolisation une uniformisation du monde à venir, alors que les insulaires revendiquent leur identité sans, pour autant, s’interdire de l’enrichir des qualités des voisins. Ce faisant, il promouvait la pensée « archipélique », une notion qui fait de la diversité une valeur sociale capable de nuancer, enrichir, complexifier.
Pourquoi la diversité ne deviendrait-elle pas la norme professionnelle architecturale ?
La question du logement n’aura pas de solution tant que les architectes s’évertueront à en faire des monuments. Il y a un siècle, en entrant dans le champ de l’architecture, le logement en a bouleversé le sens. Norme sociale, norme de la protection de la nature et de l’architecture.
Le logement aurait dû obliger les architectes à procéder différemment, en inversant la démarche, faire de la diversité une valeur cardinale. L’harmonie et l’unité comme principes générateurs de l’architecture ne pouvaient conduire qu’à l’uniformisation. L’abandon « du décor, de l’ornement » fera le reste !
Nous avons couru après l’unité en pleurant la diversité.
À Phèdre curieux de savoir combien il y a de façon de penser (je dirais de concevoir), Socrate répondait : « Il y a deux façons de procéder dont il ne serait pas sans intérêt, supposé qu’on le puisse, de comprendre techniquement la fonction… La première : grâce à une vision d’ensemble, mener vers une forme unique, ce qui est en mille endroits disséminés, afin que, par la définition de chacune de ces unités, on fasse voir clairement quelle est celle sur laquelle on veut, en chaque cas, faire porter l’enseignement.
L’autre façon est, en retour, d’être capable de détailler par espèces, en observant les articulations naturelles ; c’est de s’appliquer à n’en casser aucune partie et d’éviter les façons d’un méchant dépeceur… de ces divisions et de ces rassemblements, en vue d’être capable de parler et de penser. En outre, si je crois voir chez quelqu’un d’autre une aptitude à porter ses regards dans la direction d’une unité et qui soit l’unité naturelle d’une multiplicité, cet homme-là, j’en suis le poursuivant sur la trace qu’il laisse derrière lui, comme celle d’un Dieu. Ce qui est vrai aussi, c’est que les hommes qui sont aptes à ce faire jusqu’à présent en tout cas je les appelle des dialecticiens ».
(Phèdre, 265 c-e, 266 b, trad. Robin.)
Il est urgent de sortir de l’unique quête du monument.
L’hétérogénéité permet l’appropriation, elle devient une force pour répondre aux divers contextes, aux nouveaux programmes et notamment aux logements.
Autrement dit, la seule façon d’être moderne est de répondre aux attentes de diversité. Penser l’hétérogénéité est une intuition, une façon de penser moderne, une ouverture à l’altérité, un support d’appropriation et de diversité, une sorte de richesse face à une beauté dite harmonieuse. Cette harmonie peut être à la fois magnifique et réductrice. Seule « la faille » permet le prolongement, l’évolution, et tourne le dos à « l’œuvre totale ».
Pour sortir du risque académique, il faudrait procéder à une déconstruction puis à une construction, hic et nunc, si c’est l’ouverture qui est souhaitée.
Déjà la rupture d’avec l’histoire était dans l’air du temps, c’était semblait-il une nécessité, il fallait rompre pour qu’une nouvelle beauté soit possible. Cette beauté a conduit à l’uniformité et c’est bien normal puisque le modèle donné comme exemple était l’automobile, devenue la machine à habiter. C’était il y a cent ans et rien n’a changé.
La répétition comme esthétique mortifère, que ce soit en bois, en métal ou en béton fait la beauté de toutes les publications. Des cages, des cages, des boîtes, le module, la trame, comme seuls moyens d’expression. L’uniformisation, l’esprit industriel, la répétition, l’absence de tout ce qui fait le génie d’un lieu, sa couleur, ses différences sont les dernières caractéristiques.
La situation semble paradoxale. La diversité est une valeur pour la nature pendant que l’uniformité est devenue une valeur cardinale pour l’architecture ! Face à l’uniformisation dont les dégâts étaient déjà visibles, face à ces millions de mètres carrés de logements, de bureaux, d’établissements publics désorientés, j’ai pris le risque de la marginalisation. Cinquante années plus tard, j’ajouterais que la diversité n’est pas que souhaitable mais indispensable.
Le salut est à portée de dogme ; l’échange, le débat, la controverse ne sont plus possibles. Le rêve des architectes était de transformer la société par l’architecture, force est de constater que c’est le projet de société qui est en train de faire disparaître la richesse de l’architecture, tout en mettant en avant la variété de la nature.
La leçon est peut-être dans « l’architecture naturelle » comme moyen de sauvegarde, comme retournement de situation et réponse au paradoxe.
Le sens du baroque serait de créer du lien entre ce qui a existé, ce qui existe et ce qui va advenir. De penser à Arles, à son ancienne cathédrale romane Saint-Trophime, devenue église gothique et baroque, et à la place qu’elle prend désormais dans la ville, une « intégration parfaite » !
Le sens de l’architecture aujourd’hui est, comme dans le baroque, de créer du lien social avec l’histoire, d’être le support d’une transmission, d’utiliser toutes les techniques disponibles pour dire une attention au monde. L’architecture a toujours entretenu un lien particulier avec l’histoire et avec la nature, c’est ce qui lui donne sa dimension baroque et naturelle qui lui est consubstantielle. La modernité poussée par l’urgence et l’idéologie a fait oublier le sens aux architectes.
Refaire la ville sur « la périphérie de la ville » et donner du sens au bien commun va être la tâche future des architectes. Il faudra bien regarder ce qui est visible avec un regard critique sur la deuxième moitié du vingtième siècle avant d’entreprendre ce grand chantier.
Notre modernité doit être baroque pour répondre à la diversité des attentes.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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