Des quartiers de ville standardisés sont produits chaque année. C’était le thème de l’un de mes articles précédents intitulé Nouvelles ZAC ou chronique d’un fiasco 2.0 annoncé*. Cet article comporte une erreur : en effet, l’aménagement par ANMA des Bassins à Flots à Bordeaux n’est pas celui d’une ZAC. Mea culpa. Mais c’est aussi sur le fond de l’article que l’agence ANMA souhaitait réagir, ce dont la rédaction lui fit droit, Nicolas Michelin préférant finalement avec élégance écrire une carte qu’il me fit parvenir avec son ouvrage L’urbanisme négocié Bordeaux les Bassins à flots* et une copie de son Manifeste A**.
Les architectes-urbanistes sont chatouilleux aux critiques mais, qu’ils se rassurent, ils semblent être bien les seuls à s’en émouvoir. Cela dit, si l’urbanisme concerté d’ANMA propose et applique des solutions urbaines différentes, il déconcerte toujours un peu.
A Bordeaux, donc. «On ne le dira jamais assez : la nouvelle façon de faire, dite de l’urbanisme négocié, est un engagement humain pour défendre l’intérêt public et la qualité urbaine», explique Nicolas Michelin dans l’avant-propos de son ouvrage paru en 2016.** En 2009, ANMA est désignée architecte-urbaniste de ce vaste «territoire-paysage».
L’urbanisation de 160 hectares destinés à accueillir principalement environ 12 000 habitants – la population d’Hendaye -, est un exercice délicat. Surtout que la rénovation du centre historique et la création d’une nouvelle ligne de Tramway avaient vidé les caisses de la capitale de l’Aquitaine. Les ambitions politiques et urbaines impliquaient pourtant de faire vite. Alors quand le temps et l’argent manquent… ANMA.
Le projet avait évidemment fuité en amont et, en 2009, une importante partie des parcelles et des terrains avaient déjà trouvé preneurs sous forme d’opérateurs locaux ou nationaux. Les exproprier aurait été complexe et coûteux, il fallait faire avec. La Ville de Bordeaux, en acceptant cet état de fait, dans un premier temps à son avantage, avait (toute proportion gardée) vendu son âme au diable : comment conserver la mainmise sur un tel projet dont elle ne maîtrisait plus le foncier ?
ANMA proposa un plan-guide qui retenait les parcelles du cadastre et les positionnements des rues, ainsi qu’une «nouvelle façon de faire», par le biais d’un Atelier. Il fallait en effet désormais faire la ville avec les promoteurs et propriétaires présents, entamer le dialogue, échanger. Bref, négocier. Et redonner à l’homme de l’art sa fonction d’homme de synthèse face à un urbanisme tiraillé entre les enjeux, financiers et autres, de chacun ?
Il y a la Ville de Bordeaux, fonctionnant en binôme avec la CUB (Communauté Urbaine de Bordeaux, devenue depuis Métropole de Bordeaux), puis, par ordre d’apparition dans le livre, les acteurs de cette «façon de faire» : «un élu engagé (…) avec une vision pour le futur quartier, un aménageur ouvert aux principes de l’Atelier et un architecte-urbaniste à l’écoute des élus, des habitants, des architectes et des promoteurs». Par comparaison avec une bonne vieille ZAC, la différence est simple, la discussion est ouverte et les choses se décident ensemble, c’est le principe de la concertation.
En revanche, il est toujours bien difficile de faire apparaître le concepteur avant l’élu, et ce n’est pas qu’une question de protocole. Tant que la fabrique de la ville sera assujettie à la bonne volonté et aux ambitions de quelques-uns, qu’attendre de l’évolution de nos villes ? Un énarque n’est pas un architecte, même s’il a développé une culture et un goût personnel pour l’art.
Les Bassins à flots sont inclus dans le grand projet urbain Bordeaux 2030, «Il faut changer d’échelle pour se projeter en tant que métropole visible et puissante à l’échelle européenne», poursuivent Nicolas Michelin et Hugi Christy, coauteur de l’ouvrage***. Un urbanisme de projet qui il y a dix ans, le dynamisme économique aidant, faisait la promotion de la métropole millionnaire, pas en euros, mais en habitants.
Sur les anciens terrains portuaires, l’Atelier a décidé de se jouer des réglementations trop imposantes. Le PLU est simplifié voire contourné pour l’occasion, un plan-guide oriente les choix des architectes. D’ailleurs les maîtres d’œuvre ont été généralement choisis en croisant les listes des architectes proposés par les promoteurs, adoubés par la Ville et la CUB. Un oral d’intention, sans s’encombrer d’un projet, l’archi choisi, et zou !
A Bordeaux, le privé et le public construisent la ville ensemble dans un format hybride formé sur le partenariat et le dialogue. Résultats, en cinq ans, ce ne sont pas moins d’une soixantaine de permis de construire qu’a signé Alain Juppé. Effectivement, les réglementations et les normes sont bien trop oppressantes en France et ANMA démontre qu’il peut être possible de les contourner. Mais est-ce vraiment nécessaire ? A quoi sert un PLU si ce n’est pour harmoniser un tant soit peu l’urbanité et conserver l’unité d’un territoire ?
Les Bassins à flots, partie intégrante de la cité quoique légèrement excentrés du centre-ville, tranchent radicalement avec leur environnement. «Aux Bassins à flots, on part de la géographie, de l’histoire, des habitants et de sa culture», écrit Nicolas Michelin. Une façon de rappeler que l’architecture et la ville sont contextuelles ? En théorie au moins, parce qu’aux Bassins, le contexte et la géographie ont été pris au premier degré. Les toitures en sheds et autres bardages sont sans doute autant de rappels du passé portuaire de la friche mais ils semblent posés là comme autant de hangars dans d’autres villes de France.
Dans l’explication pourtant très pédagogique de l’opération des Bassins, il y a un grand absent. C’est l’usager et l’habitant. Ils sont à peine cités dans le livre et le Manifeste A**. Heu… C’est pour qui déjà tout ça ? C’est inquiétant et ceci explique peut-être l’impression amère que ce quartier n’est pas à l’échelle du piéton, comme dans bien d’autres nouveaux quartiers d’ailleurs. Les espaces publics ont perdu la qualité des places de villes et de village, concepts pourtant prépondérants dans les explications offertes par les concepteurs lors des réunions de concertation publique.
Le piéton est le mètre étalon de la qualité urbaine et il semble bien que les urbanistes des nouveaux quartiers aient perdu leurs mètres rubans. A quand de nouvelles villes dans lesquelles on peut marcher ?
Depuis les livraisons, les malfaçons font légion. «Si on veut faire apprécier le logement collectif, il est clair qu’il faut qu’il soit de qualité», estime pourtant Michel Duchène, vice-président de la métropole en charge des grands projets d’aménagement urbain. «Ils n’ont aucun moyen pour discipliner les promoteurs», regrette quant à lui Philippe Dorthe, conseiller départemental et régional (PS). Ce dernier rappelle que le secteur aurait pu être aménagé dans le cadre d’une Zone d’aménagement concerté (ZAC), ce qui aurait permis aux pouvoirs publics de garder la main sur le quartier.****
Si la présence des bailleurs sociaux, et en particulier de DomoFrance, a permis de juguler la montée en puissance des charges foncières, il n’en demeure pas moins qu’en voulant à tout prix minimiser l’impact financier sur la collectivité et en déléguant des projets complets à des opérateurs parfois peu scrupuleux sur la qualité des logements, Bordeaux connaît une hausse considérable des prix de l’immobilier, effleurant désormais la barre symbolique des 4000 euros/m². A ce prix, les Bordelais ne peuvent plus acheter et laissent la place aux investisseurs.
C’était déjà le cas juste avant le début du projet.
Alice Delaleu
* Nouvelles ZAC ou chronique d’un fiasco 2.0 https://chroniques-architecture.com/nouvelles-zac-fiasco-2-0-annonce/
**La vision de Nicolas Michelin à propos de l’urbanisme négocié « Le Manifeste A »
***« L’urbanisme négocié. Bordeaux les Bassins à flots » par Hugo Christy, ANMA avec l’Atelier des Bassins, Editions de la Découverte, 2016.
****20minutes, « Bordeaux: Certains habitants des nouveaux quartiers ne voient pas la ville en rose », édition bordelaise du 7.07.17