Il faut croire que la loi ELAN donne des ailes à ceux qui aiment voler en escadrille. Elle donne de l’audace en tout cas aux contempteurs de l’architecture en général, de l’architecte en particulier.
«Cela fait du bien à l’architecte de travailler avec l’entreprise, d’être dans une certaine mesure guidé dans son trait». C’est ce que déclare Xavier Bezançon, délégué général des Entreprises générales de France (EGF.BTP), dans un article publié le 21 février 2019 par le média en ligne Batiactu.
A relire doucement puisque la citation est mise en exergue dans l’article, donc citée deux fois : «Cela fait du bien à l’architecte de travailler avec l’entreprise, d’être dans une certaine mesure guidé dans son trait». On dit merci qui ?
Cet article a été écrit sous le titre ‘Les contrats globaux assurent un budget et un prix’, une assertion assénée tout au long du texte, sous-entendu, ce n’est pas le cas de tout le monde, suivez son regard… De fait, les positions de Xavier Bezançons sont connues depuis longtemps. Dès l’annonce en 2002 par Nicolas Sarkozy des Partenariats-Public-Privé (PPP), il en fut l’un des plus fervents zélateurs.
Dans un portrait élogieux du Moniteur (22 février 2002), il indiquait déjà qu’il fallait selon lui que «les maîtres d’ouvrage aient bien conscience de tous les bénéfices qu’ils peuvent tirer des services clés en main et des concessions». Comme pour les autoroutes par exemple ? «Dans la construction, j’ai la conviction – parfois même un peu trop débordante – que l’entreprise générale est un formidable outil», gloussait-il.
D’évidence, 17 ans plus tard, contre l’évidence (relevée avec férocité par la Cour des Comptes), Xavier Bezançon, comme dit l’adage, n’a pas changé d’avis.
En soi, que le délégué général d’EGF.BTP estime que l’entreprise générale est l’alpha et l’oméga de la construction et donc de l’architecture, c’est son droit le plus strict mais, et c’est mon point, comment peut-il, de par ses fonctions mêmes, s’autoriser à parler ainsi des architectes, avec autant de mépris, publiquement ?
En effet, que dit-il ? Guider le trait des architectes ? Comme on aide une vieille dame ou un petit enfant à traverser la rue ? Voilà un homme qui profère à haute voix que l’architecte doit être inféodé aux entreprises, forcément bienveillantes, et pour son bien encore !
Les hérauts ne font-ils pas que proclamer partout la volonté du prince ? Au fait, depuis quand l’entreprise est-elle la donneuse d’ordre ? PPP, Conception-réalisation, aujourd’hui architecture et paysage, l’entreprise sait tout faire, mieux que les architectes évidemment.
Bref, ce dont le délégué général d’EGF.BTP rêvait à voix basse depuis tout ce temps, il peut désormais l’exprimer à voix haute sans crainte d’être contredit. Au contraire, l’article – qui se veut un ‘Débat’ (sans blague) – lui offre l’opportunité de balayer d’un revers de main les arguments des architectes et des PME «qui ne tiennent pas la route» avant d’expliquer en quelques paragraphes que «le premier type de contrat global est celui où l’entreprise générale propose un contrat clé en main et s’occupe de tout». «Cette démarche a notamment le mérite d’offrir une certitude en matière de budget, de délai et de prix», dit-il. A nouveau, suivez son regard.
Et, puisqu’il faut bien un architecte pour signer les permis de construire, d’affirmer encore : «C’est l’entreprise qui chiffre et fait des propositions à l’architecte, dans le respect du rôle de chacun. Il s’agit d’optimiser la création de la maîtrise d’œuvre». Comme on optimise une chaîne de montage d’automobiles ? Voilà en tout cas les architectes habillés pour l’hiver !
Faisons un aparté. S’il a un problème de cœur et doit être opéré, Xavier Bezançon a-t-il des idées pour, dans le respect des rôles de chacun, optimiser l’opération ? S’il en sait autant de la chirurgie du cœur, ou du cerveau en l’occurrence, que de l’architecture, alléluia !
Foin des médisants, après avoir rassuré son audience avec «une charte des bonnes pratiques» qui ne mange pas de pain, Xavier Bezançon conclut que, «pour ce qui est du dialogue avec la maîtrise d’œuvre, il n’y a pas de règle absolue, c’est aussi une question de bonne entente avec les acteurs». Bref, si on comprend bien, pour les architectes, c’est «oui, chef !» ou la porte. Si ce n’est pas de l’inféodation…
D’autant plus que «le BIM est encore un phénomène en phase de développement». A ce propos, le délégué général précise «[travailler] main dans la main avec la Fédération française du bâtiment pour que les sous-traitants participent à la maquette». C’est trop gentil !
Mais, encore, qu’est-ce qui fait que cet homme puisse aujourd’hui faire montre de tant d’arrogance vis-à-vis des architectes ? Car, enfin, s’il ose leur parler sur ce ton, c’est parce qu’il sait qu’il peut se le permettre, la loi ELAN étant pour lui sans doute la preuve éclatante que le pouvoir a basculé de la maîtrise d’œuvre vers l’entreprise.
Batiactu, comme son nom l’indique, se veut «le média au service des professionnels de la construction». Il s’agit d’une société de presse de presque 20 ans, un âge qui devient honorable sur Internet, et qui se targue de huit millions de visites en 2017 ; un lectorat composé d’acteurs du BTP, de maîtres d’ouvrage, d’industriels, faut-il présumer. Il y a 30 000 architectes en France, alors la loi des grands nombres n’est pas en leur faveur.
Dans le cadre de ses fonctions, Xavier Bezançon apparaît donc comme un interlocuteur légitime pour les lecteurs du site qui, s’ils n’y réfléchissent pas plus, comprennent parfaitement le message : fi des archis !
De fait, puisqu’il représente les entreprises générales, si Xavier Bezançon s’autorise à dire cela, c’est aussi sans doute parce que c’est ce qu’il entend lors de ses rencontres dans les fédérations. Et s’il peut ainsi le rapporter sans vergogne, c’est sans doute qu’il se sent investi d’un nouveau sentiment d’impunité. Le tout dans le silence assourdissant du ministre de la Culture aux abonnés absents et d’un gouvernement qui semble confondre Paul Delouvrier et le Corbusier.
Les architectes pensent souvent être inféodés aux promoteurs. En réalité, c’est peut-être de moins en moins le cas et les promoteurs eux-mêmes risquent d’être bientôt à leur tour inféodés aux entreprises, victimes de la même menace que celle à laquelle font face les PME locales face aux Majors de la construction.
Ce qui rend ces firmes si puissantes est justement qu’elles sont de plus en plus riches. Ce qui est le cas évidemment puisqu’elles s’enrichissent au détriment de l’appauvrissement de l’architecture, et encore, selon le principe des vases communicants, souvent avec des fonds publics.
Avec la loi ELAN, ces prédateurs d’un troisième type s’apprêtent à refaire les 4 000 de la Courneuve et nous serons alors vraiment revenus dans les années 50 à 70 quand la corruption était devenue telle qu’il fallut, en 1977, une loi sur l’architecture pour nettoyer ces écuries-là.
Et qui chuchote aujourd’hui aux oreilles des élus dont elles achètent l’autorité à faire les lois ? Sous couvert d’arguments économiques fallacieux – les PPP, quel succès pour la communauté ! – les «entreprises», avec qui les édiles ont «appris à travailler», guident déjà la signature des élus, pour le bien de tous cela va sans dire ! Un bâtiment sans architecte, c’est ‘win-win’ !
Voilà ce que dit l’arrogance de Xavier Bezançon. C’est l’arrogance de ceux qui ont le sentiment d’avoir gagné la guerre et qui, en terrain conquis, comme peut l’être celui de Batiactu, n’hésite plus à humilier l’adversaire, que dis-je l’ennemi.
Au moins sait-on, en l’occurrence, que cela a dû faire du bien au journaliste de travailler avec le délégué général d’EGF.BTP et, dans «une certaine mesure», de se laisser guider sa plume.
Quoi qu’il en soit, architectes, tenez-vous le pour dit : l’entreprise entend guider votre trait et c’est pour votre bien.
Sinon dehors !
Christophe Leray