Construire à l’étranger n’est pas l’apanage des grandes agences d’architecture, les petites agences s’invitent aussi au bal, avec une humilité qui leur permet peut-être de mieux s’intégrer. Loin des grands gestes architecturaux, l’œuvre russe de Xavier Fabre apparaît tout en délicatesse dans un pays habitué au doré. Rencontre.
Revenir sur pérégrinations russes de Xavier Fabre en un samedi après-midi, c’est écouter un architecte qui aime l’aventure, la découverte, l’ailleurs, et qui parle avec passion et force anecdotes de la Russie, de ses contradictions, de ses attentes et, entre histoire, culture et raison, de la complexité d’y construire.
Pourquoi part-on à la recherche de la Russie ? C’est grâce et avec la complicité intellectuelle d’Aldo Rossi, qui fut son professeur, et dont l’amitié l’amènera à travailler sur le centre culturel de Vassivière, que Xavier Fabre part à la découverte de la modernité, celle du constructivisme. Il découvre un pays qui semble lointain mais qui est pourtant tout contre l’Europe et dont 80-90% de la population vit dans la partie occidentale.
En 2002, Xavier Fabre décide de participer au concours pour la réhabilitation du Mariinsky, l’opéra de Saint-Pétersbourg, avec l’appui des institutions françaises sur place. A l’époque, Internet n’est pas encore ce trop-plein d’informations qu’il est aujourd’hui. Selon les moteurs de recherche d’alors, le Mariinsky, c’est un restaurant du même nom.
S’il a entendu parler du concours par l’AFEX, Xavier Fabre ne se doute pas encore qu’il s’agit de l’Opéra de Saint-Pétersbourg, celui qui a formé Noureev et Baryschnickov. Cependant, son agence a déjà beaucoup d’expérience dans le théâtre : les Salins à Martigues, celui de Clermont, de la Cité universitaire de Paris, etc. Selon lui, le théâtre est «la manière la plus radicale de faire de l’architecture»*.
Retenu parmi les cinq finalistes, il finit par l’emporter avec une réhabilitation qui respecte l’histoire mais avec les espaces scéniques et de préparation adaptés aux besoins d’un ballet au XXIe siècle. Contrairement aux autres propositions, il n’est pas question pour lui de geste architectural. C’est l’un des paradoxes russes : ce pays rêve d’une architecture iconique, fait venir les architectes les plus en vue du ‘star-system’ mais leur demande sinon de restaurer, au moins de respecter les formes de l’architecture tsariste. L’internationalisation de la Russie par l’architecture se heurte également à la volonté d’une expression russifiée de l’architecture. Faire de l’occidental russe, en somme…
Pour le Mariinsky, le programme est exceptionnel, le financement tout autant ; la banque mondiale veut aider à la modernisation de la Russie et de l’Etat russe.
Cependant, avant de restaurer le Mariinsky I, le nouvel opéra – Mariinsky II – doit être construit. Du coup, la réhabilitation devra attendre. Nouveau concours en 2003 donc. Xavier Fabre conseille le directeur du Théâtre, qui dirige l’opéra depuis 1988. Valeri Gergeiv est un grand chef d’orchestre capable, à l’entracte d’une représentation, de gérer ses équipes et de recevoir les architectes pour parler des plans des théâtres. Alors que les scènes de théâtre doivent être inclinées pour des raisons techniques (adaptation au corps et au mouvement des danseurs), Gergeiv veut que celles-ci soient plates. Fabre intervient et explique l’erreur, patiemment. Gergiev écoute et approuve. Entre les deux hommes, une confiance s’installe, basée sur un rapport de force intellectuel.
Dominique Perrault gagne le concours du Marinsky II avec, face au premier opéra, une coque dorée venant entourer la scène. Sauf que la volonté du Français de garder la maîtrise de son ouvrage et des entreprises ne passe pas. Il perdra son rapport de force avec Gergeiv. Pour construire en Russie, il faut connaître le contexte, l’Etat, s’accommoder des pratiques locales et savoir faire des concessions. Des bureaux techniques réunissant ingénieurs et architectes contrôlent la construction et sont vigilants. Finalement, ce sont les canadiens Diamond Shmitt qui hériteront du projet, loin, très loin du projet de Perrault, mais qui ne fait pas d’ombre non plus au Marinsky I.
En 2003, c’est l’atelier des décors qui brûle. Sa structure métallique est atteinte. Gergeiv rappelle Xavier Fabre : «il faut reconstruire en un an !» «Impossible», répond l’architecte. Le temps passe, aucune nouvelle. Finalement, décision est prise que l’atelier sera transformé en salle de concert pour l’ouverture du G8 qui doit avoir lieu à Saint-Pétersbourg en septembre 2006.
Le calendrier est difficilement tenable. En neuf mois, le projet est dessiné et approuvé. Suivent 400 jours de chantier, 20h sur 24. Une aventure humaine. En un peu moins de deux ans la nouvelle salle est édifiée, petit écrin de bois qui sert aujourd’hui de lieu de création pour des nouvelles expérimentations scéniques. La salle est presque terminée pour le G8, le concert d’ouverture est cependant annulé, les services de sécurité américain s’inquiétant pour leur président.
Puis le temps passe et rien ne se passe pour le Marinsky I. Pourtant en 2011, c’est la reprise du contrat, qui comprend désormais l’intégralité du complexe historique. «Pour travailler en Russie, il faut être un moustique, ne pas se mêler de ce qui ne vous regarde pas, des dessous-de-table, ne pas regarder où l’argent va, juste s’occuper uniquement du chantier et garder son engagement moral pour l’œuvre», indique Xavier Fabre.
La Russie a une grande tradition urbaine et architecturale, avec une vingtaine d’architectes qui donnent leur avis sur tous les projets. Ce système est l’héritage de Pierre Le Grand, devenu tsar en 1682, qui a construit Saint-Pétersbourg en s’inspirant du management urbain d’Amsterdam. C’est une tradition qui demeure et qu’il faut connaître et maîtriser pour manœuvrer de l’intérieur et réaliser ses projets.
Depuis l’époque tsartiste, la tradition étatique demeure forte. Puisque tout projet est mené par un architecte et un ingénieur en chef qui travaillent ensemble, dans un partenariat indissociable, l’urbanisme est maîtrisé et la technique l’est tout autant. En apparence du moins. «Il faut savoir naviguer dans des eaux troubles et avoir connaissance de l’histoire. Il faut savoir que les Russes jouent à la roulette russe en permanence, à cause d’un climat dur, extrême, à cause de la religion orthodoxe d’origine byzantine où la crainte de la mort n’existe pas. La prudence et la précaution n’existent pas», souligne l’architecte.
Xavier Fabre ne semble pourtant n’avoir manqué ni de l’une ni de l’autre. Aujourd’hui, le plus grand ensemble musical au monde peut accueillir chaque soir 4 800 spectateurs.
Quelques années plus tard, Valery Gergiev, commandait encore à Xavier Fabre un petit salon de musique, livré en 2017, dans une petite ville de l’isthme de Carélie, Repino, pour compléter une maison d’accueil pour jeunes musiciens solistes. Une construction entièrement en bois exceptionnelle en Russie pour un édifice public.
Julie Arnault
* Fabre/Speller architecture, Architecture Paradoxale, Ante Prima/AAM Editions, Bruxelles, 2008
** Ibidem