Il y a quelque chose d’émouvant pour un journaliste d’architecture à découvrir enfin construit un projet qu’il connaît depuis le concours. Cela signifie en effet que son travail, pour une fois, s’inscrit dans la temporalité même de l’architecture. J’ai donc découvert, en chair et en os s’il est permis de l’écrire ainsi, lors d’un voyage de presse par une très belle journée d’automne 2017 à Strasbourg, les Black Swans dessinés et conçus par l’architecte Anne Demians.
Il s’agit d’un projet de logements en accession, d’un hôtel de luxe, d’une résidence étudiante, d’une résidence service et de commerces situé sur la friche portuaire de la presqu’île Malraux, à l’articulation d’un vaste projet de développement de la ville vers le Rhin. L’insertion urbaine du programme en trois bâtiments altiers est une agrafe entre l’ancien port désormais transformé et la poursuite du rapprochement avec Kehl, la petite-cousine germaine, de l’autre côté du fleuve, dont témoigne déjà le pont signé Marc Barani et livré à l’été 2016.* «Le projet d’Anne Demians apportait une réponse plus intelligente que le cahier des charges», indique Jean-Louis Subileau, grand prix de l’urbanisme 2001, qui était dans le jury
En 2012, Anne Demians travaillait sur le concours de la poste du Louvre et se trouvait confrontée à la capacité du bâtiment de Julien Guadet à se montrer, ou non, ‘réversible’. Retenue cette année-là également sur le concours à Strasbourg, elle fait face à Sauerbruch & Hutton (Berlin), Harry Gugger (Bâle), MVRDV (Rotterdam) et Jacques Ferrier (Paris). «Je ne pensais pas gagner en raison de la radicalité constructive et formelle de ma proposition alors que les opérations immobilière mixtes sont, en général, plus bavardes», dit-elle. L’occasion de développer un concept de réversibilité et des pistes de construction sur lesquels elle réfléchissait déjà tout en offrant une «vision onirique» aux berges de la presqu’île Malraux. «J’ai pensé très vite à la métaphore du cygne pour sa légèreté et l’élégance de son port», dit-elle.** A l’époque du concours, la crise immobilière battait son plein et la notion de réversibilité a fait mouche.
«Il s’agissait d’une réflexion théorique qui n’était pas demandé dans le cadre du concours mais l’industrialisation du mode constructif appliqué aux trois tours a permis d’additionner les avantages de chacun des programmes et à contribuer à la qualité constructive de sa réalisation», explique-t-elle aujourd’hui parlant d’un «dispositif suffisamment solide pour résister à un budget réduit» : 55 M€ HT pour 30 000m² SDP, soit environ 1 800€ le m².
Pour ce faire, elle s’est appuyée sur une trame unique (basé sur le chiffre 0,73, un nombre premier) apte à répondre à toutes les contraintes des programmes et distribuée de façon semblable sur les trois immeubles. Huit trames font un séjour, quatre trames une chambre ou un bureau, autant de multiples compatibles donc avec chacun des équipements.***
De fait, le programme a été chamboulé tout au long des études, plus de 50% de la surface ayant changé de destination entre le concours et la livraison. Des bureaux étaient prévus, puis non, l’hôtel et la résidence senior sont arrivés après. «A long terme, le fait qu’il y ait une seule trame permet de ne pas figer l’usage et de promettre une seconde vie à l’immeuble», dit-elle.
«C’est une réussite à trois avec le maître d’ouvrage [Icade] et le constructeur [Bouygues]. C’est un projet bien né également de l’ambition de Roland Ries, le maire de Strasbourg», précise Anne Demians.
De fait, le chantier des trois tours s’est déroulé en mode express. La première tour fut vendue si rapidement que le chantier de la seconde a débuté quasi en même temps. Il était prévu de commencer le chantier de la troisième 18 mois après la seconde. En moins d’un an pourtant, le chantier de la troisième tour avait déjà démarré, les Strasbourgeois apparemment désormais moins crispés quant à la hauteur de tours à cet endroit. Tout est déjà vendu !
A se demander d’ailleurs dans quelle mesure cet équilibre trouvé par Anne Demians à Strasbourg n’est pas issu, là où on s’y attend le moins, de ses recherches sur la hauteur à Paris. En effet, lors du workshop sur la hauteur organisé en 2009 par la ville de Paris, même si le rapport à l’eau était différent, son projet sur le quartier Masséna se distinguait déjà par la justesse de l’intégration urbaine et l’équilibre proposé entre grande hauteur, échelle de la ville et échelle humaine.
Les trois immeubles de Strasbourg ne sont par exemple pas exactement parallèles, créant ainsi un point de fuite dynamique de la presqu’île vers le futur quartier du Danube et témoignant d’une volonté d’ouverture pour quiconque en arrive. Ces trois tours identiques confèrent ainsi à tout le quartier sa nouvelle échelle.
A l’époque du concours, à le découvrir pour la première fois, ce projet et toutes les explications d’Anne Demians n’étaient que promesses. Ces cinq dernières années, j’ai suivi les progrès du projet, vu passer les photos des prototypes à l’échelle 1 des éléments de façade, vu au fil des ans la presqu’île Malraux se développer pour redevenir une destination. J’étais donc curieux de découvrir enfin ces Black Swans.
La plus belle surprise, outre les qualités intrinsèques des bâtiments, des logements et de l’hôtel, est sans doute, à les remarquer dans le paysage urbain de la presqu’île, est de réaliser que ces tours ne sont pas noires, bien que c’est ainsi qu’elles sont le plus souvent présentées. De fait, le nom du projet – Black Swans – renforce cette ambiguïté. Or ces deux tours déjà construites ne sont pas noires mais bleues. «Le noir permet d’écrire élégamment un bâtiment coloré», s’amuse l’architecte. La troisième tour sera rouge.
Après la visite de presse, en traversant l’une des passerelles construites au-dessus du bassin qui ont désenclavé la circulation piétonne sur les quais, la lumière du soleil couchant d’automne rebondissait sur l’aluminium bleu des façades et donnait aux vitrages des reflets verts qui dessinaient une étonnante composition et conféraient à ces tours grandeur et majesté bienveillantes.
«Une anomalie» disait plus tôt dans la journée Anne Demians parlant de ses bâtiments. Elle expliquait par exemple qu’il n’y avait pas, dans un immeuble réellement mixte, une écriture par programme, qu’il n’y avait pas de fatalité d’un bâtiment en enduit, qu’il n’y avait pas «de salades» en façade en référence aux récentes propositions des concours Réinventer Paris ou la Métropole.
Nous pourrions poursuivre son propos : une anomalie de construire des bâtiments ‘noirs’ ; une anomalie d’assumer la régularité d’une façade, de proposer une écriture spécifique sans surexpressivité. L’anomalie d’une nouvelle esthétique ? Est-ce encore une anomalie que ce bâtiment, avec son exigence de qualité qui est autant technique que généreuse, nous rappelle soudain Auguste Perret et Fernand Pouillon ? Une anomalie que d’oser la grille métallique, en résonance avec un ancien site portuaire, pour servir de filtre entre espace public et espace privé. Une anomalie enfin quand le vocabulaire contemporain, malgré sa très grande rigueur, évoque une architecture cossue sur un fond quasi classique.
«Une écriture simple et claire dans son dispositif qui ne perturbe pas le calme des bassins», résume l’architecte.
La réussite du projet, outre sa valeur d’exemplarité du fait de ses nombreuses ‘anomalies’, met en exergue la nécessaire évolution réglementaire. Le maître d’ouvrage rappelle à quel point, en l’occurrence, la norme imposant la présence permanente de pompiers dans les immeubles de bureaux plus hauts que 28 mètres, contre 50 m pour le logement, est d’un coût rédhibitoire. Les pompiers sont dans leur rôle en privilégiant la sécurité mais, vraiment, les solutions qui existent à 50 m de haut pour des locataires sont caduques pour des employés de bureau ? Sans évolution de cette réglementation, les tours des Black Swans sont donc vouées uniquement au logement, ce qui va à l’encontre même de la réversibilité de leur conception. C’est ici la norme qui fige les projets et en interdit l’évolution.
Enfin, puisque la réversibilité est un vrai sujet, ICADE et Anne Demians poussent à la création d’un label Immeuble à Destination Indéterminée (IDI), l’idée étant là encore de ne pas figer l’usage d’un bâtiment dès le permis de construire. «Il s’agit de construire pour longtemps», conclut Anne Demians.
Christophe Leray
*Voir à ce sujet notre article Quand France-Allemagne se joue au milieu du Rhin
**Voir à ce sujet notre article Trois black Swans, un projet innovant qui prend date
***Voir à ce sujet notre article Réversibilité : de la théorie à la pratique