Ce ne sont à ce jour que des bruits de couloir mais la rumeur est suffisamment crédible pour semer un vent de panique en Archidistan. Emmanuel Macron, au travers du projet de loi ELAN qui arrive devant les parlementaires, s’apprête à donner un gros coup de bambou recyclable sur la loi MOP. Les architectes, dans un rare élan de solidarité, sont vent debout contre ce projet qui selon eux ne signifie rien moins que la disparition de l’architecture dans son aspect le plus essentiel : le logement. Explications.
Preuve que l’affaire est sérieuse, les tribunes se multiplient. Alain Sarfati a lancé la série en signant le 6 février 2018 dans nos colonnes un texte intitulé ‘Vers une disparition programmée de l’architecture ?’ Suivait le 13 février une lettre ouverte à Emmanuel Macron, signée de l’ensemble des instances représentatives de la profession, l’appelant solennellement à maintenir l’intégralité de la loi MOP et l’obligation sans exception du concours d’architecture. Enfin, le 14 février, ce sont les architectes eux-mêmes qui signaient par centaines une nouvelle tribune intitulée ‘Pour des logements de qualité au service de tous’.
Parmi les signataires de ce dernier texte se côtoient toutes les espèces d’architectes, les connus et les inconnus, les grosses agences et les ateliers monoparentaux, les commerciaux et les stylistes, les soutiers et les poètes… Les pires ennemis ont même fait l’armistice et sont assis à la même table des récriminations. C’est donc que l’affaire est grave et que les architectes, tous les architectes, se sont découvert un ennemi commun. Lequel porte un nom : Emmanuel Macron, et un petit nom, Edouard Philippe.
De quoi s’agit-il. En juin 2016, la loi LCAP, qui portait aux architectes une attention inespérée, rendait le concours d’architecture obligatoire pour les maîtres d’ouvrage soumis à la loi MOP. En gros, la loi demandait d’appliquer la loi*. Or les bailleurs sociaux étaient dispensés depuis 2011 de cette obligation de concours en application de la loi Warsmann**, qui portait sur la… simplification du droit et l’allègement des démarches administratives. En réalité, ils échappaient à l’obligation de concours pour les opérations neuves au-dessus des seuils européens.
L’USH*** demande depuis longtemps que les acteurs privés constructeurs de logements sociaux soient eux aussi soumis à cette obligation de concours ou, mieux, que soient accordées aux bailleurs sociaux les mêmes conditions pour construire que celles accordées aux promoteurs privés, soit notamment l’absence de concours obligatoire. C’est dans ce cadre que l’USH obtenait en 2011 une «dispense», qui devait donner lieu plus tard à évaluation et qui s’achevait donc selon la loi LCAP au 1er juillet 2017.
Dès septembre 2017, Marianne Louis, secrétaire générale de l’USH, dénonçait des «annonces assez largement improvisées, faites par le ministère de la Cohésion des territoires sur l’injonction extrêmement autoritaire de Bercy». Tout de suite les grands mots. En guise d’improvisation, en novembre 2017, les bailleurs sociaux découvraient en effet dans le projet de loi de finance 2018 la baisse imposée des loyers, baisse venant en compensation de la réduction de 5€ des APL décidée par Emmanuel Macron.
L’USH pouvait l’avoir mauvaise mais une décision «improvisée» ?
Toujours est-il que Macron est ainsi allé piocher entre 1,5 et 3 Md€ (selon les sources) dans les caisses de l’USH et s’il l’a fait, c’est qu’il savait les y trouver. Personne ne va braquer une banque vide ! Et comme il n’est pas question aujourd’hui pour lui, dont l’étiquette de «président des riches» lui colle à la peau comme le scotch du capitaine Haddock, de revenir sur sa promesse de baisser les APL de 5€…
Sauf qu’il permet ainsi à l’USH, la loi logement en étant l’opportunité, de négocier désormais en position de force une poursuite de la dispense, voire l’abrogation pure et simple des concours. De plus, quitte à avaler une douloureuse à 1,5Md€, c’est à Bercy que négocie l’USH, pas avec les locataires de la rue Saint-Honoré. A Bercy, l’USH croise les entreprises de construction, surtout les Majors. Et à Bercy, le discours «plus vite, mieux et moins cher si on nous laisse faire» trouve apparemment un écho libéral particulièrement favorable. Et puis, quel architecte a le temps de jouer au golf ?
Un discours également entendu par la ministre de la Culture ? Après tout, elle vient elle-même d’une grande entreprise privée où les coûts de production sont un facteur important. Faut-il encore des auteurs pour les livres d’Actes Sud ? Faut-il encore des architectes pour écrire l’architecture ? Ou Françoise Nyssen n’en peut mais ?
N’est pas Malraux qui veut. Malraux justement, dont un livre**** célèbre actuellement les maisons de la Culture, avait une éducation politique issue de la Résistance, celle de Macron est issue de la banque, nul ne peut donc en vouloir à ce dernier d’avoir d’autres priorités que le premier.
De plus, Macron peut en effet faire le constat que, de toute façon, si l’on compte ensemble le privé et la VEFA, il ne reste guère qu’entre 20 et 25% du logement à être construit dans le cadre d’une loi MOP moribonde en ce domaine et, dans un esprit de libéralisation et de fluidification du marché, il peut estimer le moment venu de faire sauter ce verrou. D’ailleurs, dans l’article 20 du projet de loi logement intitulé ‘Simplification en matière de commande publique’ (la même simplification que la loi Warsmann sans doute. Nda), il est spécifié que, poire pour la soif, pour les organismes HLM, la procédure de conception-réalisation sera prolongée de trois ans, jusqu’en 2021. La loi de 77, pour un jeune président, c’est sans doute la politique de «l’ancien monde».
Catherine Jacquot, alors présidente du CNOA, citée par Batiactu, remarquait en janvier 2017 que «l’abandon du concours en 2012 par les bailleurs sociaux a largement contribué au dumping des honoraires de la maîtrise d’œuvre». Sans doute qu’à la banque, le calcul est vite fait : voyons, des honoraires à 2,5 ou 3% jusqu’au permis de construire, après ‘on’ s’occupe du reste, ce n’est pas chien. Surtout si c’est pour 22 000 logements, économie d’échelle et urgence obligent. En plus, en France, on connaît particulièrement bien le principe des grands ensembles ! Pour de tels projets, même à ce taux d’honoraires, les bailleurs sociaux et les investisseurs privés n’auront aucun mal à trouver les agences idoines. Quitte à filer 20 logements ici ou là à des architectes héroïques histoire de peaufiner le caractère «en même temps» qualitatif de cette politique.
Quant aux craintes de corruption que d’aucuns soulèvent – c’est quand même beaucoup d’argent si l’USH peut lâcher seule 1,5Md€ sans faire une syncope – il n’y a aucune raison d’avoir la moindre inquiétude à ce sujet, chacun sait en effet à quel point le monde de la construction est vertueux.
Et puis Macron n’a jamais été élu local et n’a jamais dirigé une commune, il est donc possible que les enjeux liés à la loi MOP et au logement lui échappent. D’ailleurs ‘Président des riches’ et ‘intérêt général’, c’est un oxymore ! Comment lui en vouloir ?
Mais Edouard Philippe ? Entre 2010 et 2017, le Premier ministre a été maire du Havre, dont le centre reconstruit par Auguste Perret est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Les enjeux du logement peuvent-ils lui avoir échappé, à lui aussi ? En tout cas, dans le projet de loi logement de son gouvernement, à l’article 13, il est précisé que les avis des architectes des bâtiments de France (ABF), dès lors qu’il s’agit «d’habitat indigne» ou de «pylône de téléphonie mobile» ne seront plus que consultatifs. Le pylône, c’est pour la verticalité dans le paysage comme disent les esthètes.
L’article suivant, le 14, précise d’ailleurs que les recours contre les décisions des ABF se verront «simplifiés» pour les collectivités, le silence du préfet, en cas de recours formé par «l’autorité compétente en matière d’ADS contre un avis de l’ABF», valant approbation du recours. Bref, le préfet fait le mort et l’ABF va à la pêche.
Alors peut-être qu’Edouard Philippe, malgré son expérience d’élu, n’a pas bien saisi non plus l’enjeu de ce qui agite les architectes aujourd’hui, au point de parvenir à les unifier tous dans un seul improbable cri commun : Braveheart ! Ou alors Edouard Philippe à la colonne vertébrale d’une moule. En tout cas le silence du Premier ministre dans cette affaire est assourdissant. Il se rattrapera peut-être durant le débat parlementaire.
Au fond, quel est l’enjeu de cette crise d’urticaire des hommes de l’art ? Il se trouve simplement que ces 20% de logements sociaux qui demeurent soumis au choix d’un architecte, d’un projet, etc. sont le dernier lieu de l’expérimentation et de la réflexion en matière de logement, dernière poche de résistance à l’habitat produit financier, dernier espace où place est laissée à l’intelligence, le Farenheit 451 de l’architecture.
La question du logement est celle du XXIe siècle, comme le rappelait solennellement à Kuala Lumpur en février 2018 le World Urban forum auquel assistait, selon Expertise France qui en assura le secrétariat technique, une délégation française forte de près de 60 représentants et conduite par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le ministère de la Transition écologique et solidaire et le ministère de la Cohésion des Territoires. Thème de cette 9ème conférence : «Villes 2030, Villes pour tous : mettre en œuvre le Nouvel agenda urbain».
Le sujet est donc mondial, exploré par les meilleurs penseurs du temps. Il faudrait donc qu’en France, «en même temps» donc, la loi ELAN supprime ce qu’il reste de matière grise pour l’un des enjeux de société du pays parmi les plus impératifs ? Parce que, même s’il s’agit de logement, si on enlève l’architecte au bâtiment construit, il n’y a par définition plus d’architecture. C’est un peu comme vouloir supprimer les borgnes du royaume des aveugles.
L’exécutif ne va bien évidemment pas venir avec ses gros sabots proclamer son dédain de l’architecture. Au contraire, «Messieurs les architectes, utilisez donc vos talents pour construire des philharmonies, des théâtres, des sièges sociaux,… Mais, vraiment, si l’on considère toutes les normes et les bâtons que l’on vous met dans les roues depuis 20 ans, quel besoin d’architecte pour le logement désormais ?» Ainsi se résume l’argument du gouvernement à l’unisson des cartels de la construction. (voir à ce sujet notre article Emmanuel Macron ne se met pas cartel en tête.)
De fait, à en juger par la réaction soudaine et désespérée des architectes, l’USH semble en passe de gagner la guerre quand bien même les architectes, avec la loi LCAP, se félicitaient il y a moins d’un an à peine d’avoir gagné une bataille. Au bal des cocus, les architectes sont souvent garçons et filles d’honneur.
Que faire à part s’indigner, même tous ensemble ? Quand est-ce la dernière fois que les architectes ont pesé sur une loi qui les concerne ? Chez les sénateurs, les députés, les maires, les élus, etc., pour les architectes, combien de divisions ? Dans l’Assemblée Nationale actuelle, il y a 43 député(e)s issu(e)s de profession juridiques, 41 de profession médicales. Il y a même 16 agriculteurs et 15 ingénieurs. Combien d’architectes pour faire entendre leur point de vue ? La réponse est qu’il n’y en a même pas un seul, ne serait-ce que pour cafter aux confrères ce qui se dit et se trame en commissions ! Loin des yeux, loin du cœur les architectes. Dans le projet logement de 75 pages, les mots architecte et architecture sont cités chacun trois fois, par inadvertance !
Que faire ? La grève des Permis de construire ? A supposer que la belle unanimité des architectes tienne la distance, voilà un truc qui serait marrant et pourrait attirer l’attention des médias. Après tout, pas un bâtiment ne peut se construire sans la signature d’un architecte. Sauf qu’une telle initiative se ferait démonter en moins de deux dans les journaux et média par les éléments de langage des communicants d’un gouvernement déterminé. «Il faut trois ans pour construire 250 logements avec le privé, il en faut six dans le public», CQFD. Argument imparable auprès du téléspectateur pressé et popularité assurée pour l’exécutif pour mettre au pas ces archis qui se la pètent.
Pour les pouvoirs en place, cette approche est certainement plus aisée que de remettre en cause le manque de formation des maîtres d’ouvrage et l’impéritie confondante d’une administration noyés dans ses propres règlements et procédures.
Sinon, à supposer encore que la belle unanimité des architectes perdure, un grand prix d’architecture propose de retourner la menace au travers de l’innovation. «Pas un élu ne peut dire qu’il est contre l’innovation ; s’il dit ça il est mort», se marre notre grand prix. Et qui contrôle l’innovation dans le bâtiment ? CQFD. Mettre le gouvernement et tous ceux trop pressés de faire fi de l’intérêt général face à leurs ambiguïtés dialectiques ? L’idée est séduisante mais, en regard des rapports de force, ce serait sans doute confondre politique et raison.
Que reste-il ? De mémoire, la dernière fois que les architectes se sont ainsi tous réunis autour d’une cause, face à un ennemi commun, c’était lors de l’inscription dans le marbre de la loi entérinant la création des partenariats public-privé (PPP) au début des années 2000. Les architectes, à l’initiative notable du CNOA, avaient même défilé dans la rue, avec sifflets et service d’ordre. Cassandres romantiques, ils ne furent pas entendus. Leur soutien à la cause des architectes coûta leur carrière politique aux ministres Jean-Jacques Aillagon et Gilles de Robien et, 15 ans plus tard, personne ne rend grâce ni aux premiers ni aux seconds d’avoir eu raison.
Il y a fort à parier qu’il en sera de même de cette dernière initiative, surtout que cette fois pas un ministre n’ose sortir la tête de l’eau pour venir à leur secours. Quoi, les architectes feraient plier le gouvernement au nom de l’intérêt général ? Quelle belle histoire cela ferait.
Emmanuel Macron affiche pour sa part clairement dans son projet de loi logement sa volonté de faire ce qu’il dit et de dire ce qu’il fait. Comme d’habitude, les architectes, après avoir vendu un pigeon dans l’assiette pour deux pigeons qui volent, se réveillent trop tard et arrivent quand la messe est dite. Tenter quelque chose est toujours mieux que ne rien faire mais en l’occurrence, comme avec les PPP, la conception-réalisation, les CREM, les concours de charges foncières, les concours réinventer ceci ou cela, etc. ainsi qu’avec les de plus en plus rares projets loi MOP «mission complète», après ce dernier baroud d’honneur, ils se rendront bientôt en petits détachements disparates et vaincus aux ordres du prince, pardon Jupiter.
Christophe Leray
* Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’oeuvre privée.
** Pour mémoire, la « loi Warsmann » du 17 mai 2011 (loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit), prévoyait que les organismes HLM ne sont plus soumis au Code des marchés publics, mais à des procédures plus souples. De ce fait, ils échappaient notamment à l’obligation de concours pour les opérations neuves au-dessus des seuils européens.
*** L’Union sociale pour l’habitat est depuis octobre 2002 le nom de l’Union nationale des fédérations d’organismes HLM, créée en 1929 et qui rassemble quatre fédérations d’organismes HLM et une fédération regroupant les associations régionales. Wiki.
**** Les Maisons de la Culture en France, sous la direction de Richard Klein ; Editions du patrimoine ; Collection : Carnets d’architecture ; 192 pages ; 25€