Selon Laurent-Marc Fisher, associé d’Architecture-Studio, la loi ELAN fait l’impasse sur une vision même du bien commun. Crise sociale et crise du paysage, concours, obstacles au changement, administration pléthorique et dispersée… Appel à des États généraux du cadre de vie.
Le paysage, déterminant de la culture
Parce qu’il façonne notre imaginaire, parce qu’il structure nos relations sociales, parce que nous nous y épanouissons ou nous le subissons, le paysage qui est celui de notre cadre de vie détermine, et en tout premier lieu avec le langage, notre culture, notre cohésion sociale, notre essence.
Nos paysages, comme partout ailleurs dans le monde, ne sont plus et depuis bien longtemps des paysages «naturels». Qu’ils soient ruraux ou urbains, ils sont le fruit du travail de générations successives, marqué par les dynamiques sociales, économiques et culturelles qui l’ont inspiré.
Reconnus des artistes aux touristes, ces paysages ont créé une culture plurielle propre à notre pays, où les émotions individuelles et le sentiment de biens partagés occupaient une place essentielle.
La loi consacré au logement et à l’aménagement, ELAN (Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique) est un énième texte fourre-tout consacré au logement. Il apportera peut-être des améliorations techniques mais, comme nombre de ses récents prédécesseurs, il fait l’impasse sur ce qui doit préexister à toute action politique en ces domaines : une vision haute à partir des objectifs mêmes du bien commun, à même de donner du sens et, in fine, de l’efficacité à l’action de l’État pour la structuration du territoire, des paysages et du cadre de vie.
Crise sociale et crise du paysage
Dans nos pays, ces dernières années ont vu s’opposer socialement, économiquement et politiquement les espaces de métropole, cohérents, dynamiques, aux espaces péri-urbains ou ruraux. Dans ces non-lieux, le paysage construit a été abandonné à toute réflexion à quelques exceptions près. Nos paysages ont subi en l’espace d’un siècle de profondes évolutions : désertification et infrastructures nouvelles dans les campagnes, congestion et étalement urbain, grands projets et abandon architectural…
Les résultats pour les territoires et les populations sont plus que mitigés. Ces changements ont brouillé le sentiment d’enracinement et de partage d’horizons communs, allant même jusqu’à développer chez certaines populations, notamment celles habitant en zone périurbaine et rurale, un véritable sentiment d’exclusion.
Crise des paysages et crise sociale sont, à l’évidence, liées. On ne se déploie pas ni se réalise pleinement dans un environnement chahuté de la sorte. Or, si le paysage, en se construisant, a su fabriquer de la culture commune, il est également le produit des évolutions de la société. Si, donc, le cadre de vie est bien l’horizon de référence de tous, il doit pouvoir accompagner ces transformations. Mais comment ?
Au-delà d’un dessin unique illusoire du cadre de vie, un dessein de faire est nécessaire. Il n’existe pas une solution, une politique décisive ou un projet à jamais meilleur que l’autre. En effet les qualités du cadre de vie sont d’abord le produit du cadre réglementaire et législatif qui préside aux décisions et conceptions des aménagements et constructions qui le composent. L’urbanisme, la construction, l’aménagement foncier, la gestion des sols sont par tradition et par nécessité des secteurs extrêmement réglementés. L’arsenal juridique accumulé depuis près de deux siècles a progressivement perdu toute cohérence globale.
Dégradation des conditions de réalisation du cadre de vie.
Depuis plusieurs dizaines d’années, l’amoncellement des cadres juridiques et réglementaires s’est éloigné d’une réflexion sur une cohérence globale et que, d’autre part, les transitions écologiques et numériques n’ont pas encore justifié une adaptation de ces moyens à la hauteur des enjeux.
Des lois, datant maintenant d’une trentaine d’années, avaient affirmé l’intérêt public du respect du paysage. Puis un cadre fixant les mécanismes de la conception architecturale avait été défini. Le concours d’architecture était alors le point d’orgue de l’invention des bâtiments publics et du logement social. Oubliés, méprisés ou détournés, ces mécanismes n’ont pas été adaptés à l’évolution des besoins et attentes. Les intérêts particuliers ou économiques, les résolutions isolées de problématiques techniques et, plus récemment, des stratégies de communication sont trop souvent devenus les principaux guides des décisions. Les préoccupations durables et de bien commun sont devenues ainsi secondaires.
Victimes de ces contradictions, les relations entre les différents acteurs du cadre de vie (responsables politiques locaux, investisseurs publics et privés, architectes, paysagistes, urbanistes, ingénieurs, constructeurs, etc.) deviennent inutilement conflictuelles. Ces acteurs sont de plus souvent perçus par les citoyens comme déconnectés du cadre démocratique. Les temps du paysage, de l’urbanisme ou de l’architecture sont des temps longs qui s’accordent mal avec celui des mandats électifs.
L’abandon du système de concours pour le logement social tel qu’il est prévu dans la loi Elan à susciter bien des commentaires. Une victoire de l’efficacité, comme le souligne certains observateurs ou perte du sens du bien commun ?
Il faut néanmoins pouvoir reconnaître que le concours d’architecture n’existe pratiquement que sous une seule forme. Celle-ci a permis d’améliorer la qualité architecturale et a fait preuve d’une réelle efficacité. Constatons une absence de renouvellement justifiant, ou excusant, des abandons successifs, un alourdissement des mécanismes et la fermeture aux jeunes équipes. Le concours d’architecture n’est plus suffisamment ouvert à l’innovation dans certains cas. Faut-il pour autant inventer des systèmes de consultations des concepteurs qui soient particulièrement opaque ou d’autres, hybrides, dont la finalité ressemble à de la communication et le moteur à l’abandon des pouvoirs publics ?
Le manque de culture urbaine, architecturale, économique et écologique dans les processus de décision, la responsabilisation excessive de certains acteurs mais aussi, simultanément, la déresponsabilisation et surtout la confusion des rôles et règles entre tous ceux qui interviennent dans l’acte de concevoir et construire l’espace ont, également, et peut-être principalement, comme conséquences une évidente baisse de la qualité qui aboutit à un appauvrissement de notre cadre de vie et de nos paysages.
Des obstacles au changement
L’espace urbain public, hors bâtiments, et les paysages «naturels» représentent le premier espace partagé. Quelle sont les règles qui organisent leur évolution ? Il n’en existe pas vraiment, ou plus exactement elles sont multiples et sans logiques transversales. Les principaux outils et modes de commandes actuelles ne permettent pas de mener une réflexion spatiale et des réalisations coordonnées à l’échelle d’un quartier intercommunal, d’une métropole ou d’un paysage naturel, question de gouvernance aussi. L’importance du temps long, à ces échelles, n’est pas intégrée dans les moyens destinés à une maîtrise harmonieuse et sans contraintes excessives.
Il faut désormais repenser la manière de faire pour associer le respect du bien commun et la liberté d’entreprendre, concilier préoccupations durables et intérêts du moment. Encore faudrait-il qu’il existât une vision commune et adaptée à ces enjeux. Il règne en la matière une certaine confusion ou oubli des objectifs qui se traduit par une confusion des exigences dont les concepteurs sont aujourd’hui, à l’instar des hommes politiques, les réceptacles et les gérants.
L’aspect interministériel des sujets concernés par l’aspect législatif complique la tâche. Certains aspects de la gouvernance territoriale relèvent du ministère de l’intérieur, l’architecture et le paysage du ministère de la culture, les règles contractuelles du ministère en charge de la construction et des finances, avec des règles européennes très présentes, les normes du ministère en charge de la construction et de l’habitat, tout en touchant également à l’agriculture. La transition numérique est enfin portée par un ministère ad hoc, sans parler des Transports et de la Santé…
Les obstacles au changement sont nombreux ! Que faire donc ? Que transformer ? Comment ? Avec quel outil ? Et, surtout : avec quelle méthode ?
Il faut commencer par croire que les évolutions de la société représentent de formidables opportunités, accepter ces évolutions sans se perdre et sans perdre le sens du bien commun, recréer une confiance entre les acteurs du cadre de vie et la société, et enfin, accepter de ne pas tout maîtriser.
Les Etats généraux du cadre de vie
La transformation à mettre en place devrait, à tout le moins, prendre aussi en compte les responsabilités environnementales des acteurs et réguler les nouveaux modes de travail en vue de l’équitable partage des données numériques urbaines. Elle devrait favoriser les jeunes et l’innovation, dont ils sont souvent porteurs, moderniser les commandes publiques et privées et inventer la commande des espaces non construits. Mais aussi : comment mobiliser le foncier sans que son coût obère celui des réalisations ? Comment restructurer les paysages ruraux par une agriculture raisonnée ? Comment encadrer tout en simplifiant les règles ? Comment s’adapter à l’accélération des processus ?
La convocation d’«États généraux du cadre de vie» serait sans doute un bon moyen pour mettre en mouvement tous les acteurs impliqués. Leur réussite suppose une unité de temps, de lieu et d’action : un calendrier proche mais raisonnable, un lieu de regroupement des compétences, une direction d’équipe incarnée, motivée et ouverte, mais aussi un mécanisme permettant d’intégrer les initiatives citoyennes et la dynamique politique actuellement à l’œuvre dans notre pays.
En ligne de mire de ces «États généraux du cadre de vie» des textes législatifs renouvelant les principes de subsidiarité adaptées aux différentes échelles des espaces urbains et paysagers, réorganisant leurs outils de maîtrise, actualisant, sans confusion, les rôles de leurs décideurs, concepteurs et réalisateurs et clarifiant les pratiques en la matière dans l’Union Européenne. De leur réussite dépend l’actualisation d’une vision commune découlant de principes clairement énoncés et partagés dans le respect de notre conception du lien indissociable entre culture et paysage.
Premier travail collaboratif, les sujets sont à identifier et à circonscrire. Ces objectifs sont une base de travail :
• définir les objectifs qualitatifs généraux du cadre de vie pour l’espace partagé et transmis aux générations futures ;
• clarifier la subsidiarité du quartier/hameau à l’État en matière de cadre de vie ;
• reconnaître et réguler le rôle des initiatives privées de définition de l’espace ;
• actualiser le cadre national et les outils de maîtrise des espaces urbains et paysagers en repensant les notions de «limites» ;
• inventer de nouveaux mécanismes de maîtrise de l’espace bâti ou non bâti ;
• clarifier et redéfinir les objectifs, missions et responsabilités des différents acteurs du cadre de vie en fonction des différentes situations ;
• élargir la réflexion à tous les «fabriquants» du paysage, des agriculteurs aux concepteurs des paysages numériques ;
• échanger avec nos partenaires européens pour favoriser une réflexion partagée ;
• proposer l’harmonisation à l’échelle de l’Union Européenne des outils de l’aménagement des territoires.
Réussir à créer des lieux et des liens représente toujours une gageure. Surmonter cette difficulté n’est possible qu’en se questionnant sur ce que nous sommes, désirons partager aujourd’hui et transmettre demain à ceux qui habiteront nos paysages.
Laurent-Marc Fischer
Architecte urbaniste
Associé d’Architecture-Studio
Juillet 2018