Episode 2. Cité de l’ameublement, l’Agence Du Pont & Du Bois Architectes Associés est affairée pour un rendu de concours. L’architecte y croit dur comme fer, mais pour le moment, il est en retard pour sa consultation clandestine chez la psy. Prétextant un rendez-vous avec le directeur de l’entreprise ‘C’est du béton’ pour régler des détails sur un chantier, il enfourche son scooter et file dare dare à l’autre bout de Panam. Psychanalyse de l’architecte.
«Les plus grands produits de l’architecture sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales ; plutôt l’enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de génie». Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
10h58 : Ethel Hazel, achève les dernières corrections de ses notes de thèse consacrée aux angoisses des architectes et à leurs secrets, plus ou moins d’alcôves. Elle en voit tant dans sa pratique qu’elle commence à croire qu’elle pourrait changer rapidement de métier si elle le souhaitait. Sauf qu’elle devrait alors troquer ses magnifiques escarpins pour des croquenots de chantier. Et ce, au moins une fois par semaine… Inimaginable !
Son rendez-vous de 11h ne devrait pas tarder.
11h07 : Pas très à l’heure l’architecte…. Il a peut-être été retenu dans son agence…
11h14 : Il pourrait prévenir. Ah ! Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre !
11h16 : Ding dong dingading la sonnette !
L’architecte – Bonjour Docteur. Veuillez excuser mon retard, nous sommes extrêmement charrette à l’agence en ce moment.
Ethel Hazel – (faisant fi de ce grand classique et avec un geste vers la chaise longue). Comment allez-vous aujourd’hui ?
L’architecte – Je ne sais pas. Je pense que je ne vais pas mal. Je pense que je vais plutôt bien.
E. H. – Comme la fois dernière donc. S’est-il passé quelque chose de nouveau ?
L’architecte (il pense à son mal de dos qu’il traîne depuis sa première consultation. Il est sûr que c’est la faute de Corbu. Grâce à lui, l’architecture n’aura plus jamais été la même, la chapelle de Ronchamp est sublimissime, les Cités radieuses sont des modèles de mixité sociale et programmatique. Mais tout de même, les éléments bétonnés de la villa Savoye sont un peu raides à son goût. Il aime le moelleux des cousins et la profondeur des assises d’un bon fauteuil club et là il est mal à l’aise) – Ma fille a fait sa rentrée cette semaine. Cette année elle passe son bac, c’est un événement ! Le moins que je puisse dire, c’est que je suis bien plus stressé qu’elle…
E. H. – (elle se masse distraitement son pied engourdi par 11 cm de talons aiguilles) Pourquoi dîtes-vous cela ?
L’architecte (se tortillant sur l’assise) – Je m’inquiète que ma fille rate son bac. Ce qui est bien ennuyeux, parce que, quelque part, c’est vraiment probable !
E. H. – N’est-il pas normal de s’inquiéter pour ses enfants ? Parlez-moi un peu d’elle.
L’architecte – C’est une adolescente comme il y en a tant, enfin je crois ! Une littéraire, comme sa grand-mère. Enfin ma mère. Maman enseignait les lettres au lycée Montaigne. Elle vouait un culte aux auteurs classiques. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle m’a donné le prénom d’un personnage de roman et je n’ai jamais pu déterminer si cette filiation indirecte m’était bénéfique ou non.
E. H. (Souriant d’une fossette. Elle ne l’avait jamais entendu celle-là, il faut qu’elle pense à le mettre dans ses notes!) – vous parliez de votre fille mais peut-être souhaitez-vous en revenir à vous-même ?
L’architecte – Oui, non, heu… Bref, c’est maman qui a donné à Elisa le goût des livres. Pourtant avec Madeleine – c’est le nom de mon épouse, Madeleine – nous n’avons pas lésiné sur la culture architecturale quand ils étaient petits, expos, musées, opéras, églises, couvents… Autant avec Ulysse, ça a bien pris, autant avec Lili… Elle a toujours préféré les histoires à dormir debout…
E. H. – Ulysse est son frère ? Un joli prénom de héros aussi !
L’architecte – Oui. Sauf que sa route est un peu plus droite que celle de sa sœur. (Il se contorsionne pour essayer de voir la thérapeute dont il n’entend que la voix derrière lui). Mais ma Lili s’est acoquinée au lycée avec des gamins mal élevés que j’apprécie peu, sinon pas du tout. Ce n’est pas que je suis contre les dreadlocks mais je ne crois guère à leur révolution aux rastas. Le look anarchiste, ça existait déjà à mon époque ! Rien de nouveau sous le soleil
E. H. – …
L’architecte (qui hésite longuement) – En vérité, je fais une fixation sur tous ces cheveux pas propres de ses copains. J’espère qu’elle ne leur cherche quand même pas les poux, ce n’est pas pour ça que je lui ai donné ce prénom ! (il pense à Vanessa Paradis dans le film de Jean Becker, libre et sans attache, comme il aurait aimé être). Je les imagine bien ces vauriens pseudo artistes en train de bomber des graffitis immondes sur les murs de mes bâtiments ! Moi je travaille pour la durabilité. S’il faut repeindre nos bâtiments tous les ans, ça va finir pas ne vraiment pas être développement durable cette histoire. Et puis c’est moche !
E. H. – Il est curieux que vous imaginiez votre fille détériorer votre travail… Elle a des raisons de vous en vouloir ?
L’architecte (véhément) – Ah non, je suis sûr qu’elle ne tague pas ! A tout prendre, je préférerais encore que ce soit elle qui le fasse d’ailleurs car elle dessine très bien vous savez ! Elle voudrait entrer aux Beaux-Arts mais elle hésite avec la Fémis, ce qui ne me paraît pas mieux
E. H. – Fémis ?
L’architecte (avec une pointe d’irritation et insistant sur chaque mot) – L’École… nationale… supérieure… des métiers… de l’image et du son… Vous voyez Doc., on en revient toujours aux histoires avec ma fille. Elle hésite encore sur le média, sculpture ou cinéma, mais dans le fond… En fait, mon problème est que je ne sais pas si je suis fier d’elle ou non, et si j’en suis heureux ou malheureux ! Ma femme me dit de laisser faire, qu’il faut que jeunesse se passe, etc., etc. (Se tapotant la bedaine qui pousse plus vite que la menthe sur la fenêtre de la cuisine) Je me demande comment Madeleine fait pour dormir sur ses deux oreilles, quand mes insomnies et moi, on se boulotte des chips dans le canapé à 3h du matin devant les mystères de l’univers ! Ma femme m’incite à venir au yoga avec elle disant que c’est bon pour se détendre… Peut-être a-t-elle raison, je ne sais pas…
E. H. – Vous auriez préféré que votre fille devienne architecte ?
L’architecte (hésitant) – Oui et non… C’est un très beau métier, passionnant et enrichissant. Mais très difficile. Surtout pour les femmes. C’est un univers encore très macho vous savez. D’ailleurs, j’essaie de m’ouvrir un peu mais, sur les chantiers, pour les femmes, ce n’est pas toujours du gâteau (aïe, ça y est, il l’a dit ! il s’en veut déjà !) car je les connais les gusses ! (Il se reprend un peu) Enfin ce que je veux dire, c’est que même s’il y a de plus en plus de jeunes femmes dans les écoles, elles ne sont que 29% à être aujourd’hui inscrites à l’Ordre. Donc, pour une femme, de toute façon, je pense que ce n’est pas facile. Ma femme, au moins, elle m’avait moi. D’un autre côté, j’aurai bien aimé que Lili suive la même voie que son frère à l’école d’archi. Elle a suffisamment de caractère vous savez !
E. H. – Elle a des raisons de vous en vouloir ?
L’architecte (longtemps silencieux et encore plus hésitant) – Si… Si j’avais été un meilleur architecte, ma fille aurait peut-être marché dans mes pas… J’espère avoir été un bon père ! Je ne sais pas s’il est possible d’être les deux à la fois, un bon père et un bon architecte, ce métier est tellement prenant. En fait je m’en veux de n’avoir pas été plus présent, les charrettes et l’agence étant toujours la priorité. Je me souviens, quand elle était petite, je l’emmenai jouer au tennis dans le jardin du Luxembourg le samedi matin. On jouait contre Emmanuel P. et son fils, c’était bien ! Lili était contente et la vie n’avait alors pas l’air compliquée.
E. H. – Ulysse sera donc architecte comme ses parents ?
L’architecte (dissimulant non sans mal sa fierté) – Oui ! Il est en deuxième année. Il sait déjà parfaitement utiliser AutocAd ! Moi je n’ai jamais rien compris à ce truc. Si vous voulez mon avis, rien ne remplace la main et du bon vieux papier, c’est tout de même le prolongement direct du cerveau ! Enfin aujourd’hui, on n’a pas le choix ! Heureusement qu’il y a des jeunes et des moins jeunes à l’agence pour dompter les ordinateurs !
E. H. – Ulysse est plus docile que Lili ?
L’architecte (qui se sent rougir) – Que voulez-vous dire ? C’est chouette qu’Ulysse soit tout le temps à l’agence, ça nous rapproche beaucoup vous savez ! J’espère qu’il pourra rapidement y faire un stage pour que je puisse lui apprendre tout ce que je sais ! Bon lui évidemment, il voudra aller dans des agences prestigieuses. Il faudra quand même que je lui dise que, dans la réalité, toutes les agences ne sont pas Snohetta ou SANAA hein ! Mais bon, j’ai un bon copain qui connaît le frère de la cousine d’un des associés de RCR, ils pourront bien me le prendre en stage quelques semaines !
E. H. – Vous avez du mal à les laisser prendre leur indépendance, à vos enfants ?
L’architecte (qui sent monter en lui une colère inexplicable) – Ne m’en parlez pas Docteur… Je n’ai qu’une trouille, c’est de me retrouver en tête à tête avec Maddie et que nous n’ayons plus rien à nous dire ! Vous vous rendez compte, ce sera comme si je ne quittais jamais plus l’agence ! Quand les enfants étaient petits, on se disputait volontiers à cause de la logistique familiale, on le faisait presque exprès ! Quand ils seront partis, je n’aurais même plus d’excuses pour regarder le foot avec Ulysse et Roland-Garros avec Elisa ! Je vois déjà se profiler les vacances prochaines, fini les petits marchés locaux et les visites de caves, ça sera exclusivement grands musées et églises décapitées. (Se remémorant qu’il voulait s’acheter un ticket pour le loto du patrimoine, il sent qu’il est en veine et qu’avec les 13 millions de Stéphane Bern, il ira manger des insectes en Thaïlande) Vous croyez que c’est pour ça qu’I.M.Pei et Oscar Niemeyer, même centenaires, préféraient continuer à travailler ?
E. H. (ne s’imaginant pas écouter les élucubrations de ses patients jusqu’à 102 ans) – Vous le disiez, vous exercez un métier de passion… Passionné, l’êtes-vous toujours ?
L’architecte – Je …
DRINNNN, DRINNNN. L’alarme indiquant la fin de la consultation trépigne.
E.H. – Cher Monsieur, la séance est terminée pour aujourd’hui. Ce sera 100€. Espèces j’imagine ?
L’architecte (qui se relève difficilement, le dos un peu ankylosé) – Oui, merci.
Etehl Hazel (elle raccompagne l’architecte à la porte et lui serre la main) – A la prochaine fois Monsieur l’architecte, même endroit, même heure.
Quelques minutes plus tard.
L’architecte (se massant les cervicales) – Bon sang, je devrais peut-être me mettre au yoga moi !
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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Pour lire depuis le début : Architecture, divan et gourmandise…