Episode 3. L’architecte se prend au jeu du chat et de la souris quand il s’agit pour lui de s’éclipser de l’agence pour se rendre chez la psy. Cela lui rappelle les émotions de ses premiers rendez-vous interdits. Quelle joie de désobéir, de sortir du train-train de l’agence. C’est donc tout guilleret qu’il se précipite. Psychanalyse de l’architecte.
«Tous les arcs de triomphe sont creux, ça les rend plus solides». Adrien Goetz
L’architecte arrive en avance et, en sortant de l’ascenseur tombe sur un client qui sort du cabinet de la psychothérapeute. Ethel Hazel n’a pas l’air contente. Les deux hommes se toisent. Face à lui, un homme grand, dix ans plus âgé que lui, costard cravate qui a l’air de sortir de chez le coiffeur. L’architecte, les cheveux hirsutes, son casque à la main, négligé comme il se doit pour un homme de sa profession, a l’impression d’être au milieu du chemin. Mais l’homme lui sourit et, au lieu de prendre l’ascenseur, part d’un pas léger dans les escaliers. Ne sachant trop quoi dire, puisque personne n’a prononcé un mot, il note aux pieds du Docteur Hazel de nouvelles chaussures à talons et lui fait un compliment.
Etehl Halez (paniquée, aurait-il décelé chez elle sa passion dévorante pour les escarpins ?) – Entrez, installez-vous je vous prie (dit-elle d’un air sévère).
L’architecte (qu’on ne reprendrait plus à arriver trop tôt) – Votre siège/divan est trop inconfortable, et j’ai mal au dos. (Il va s’asseoir directement dans l’un des deux fauteuils faisant face au bureau. Il remarque alors qu’il n’y a aucune décoration sur les murs : seulement le diplôme de Ethel Hazel, diplômée à Paris, et une phrase encadrée de Zhuang Zhau : cette nuit j’ai rêvé que j’étais un papillon mais comment savoir si je suis un homme qui rêve qu’il est un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme ? Il se demande bien ce que c’est référence taoïste à bien à voir avec Freud, encore que…)
Ethel Hazel (qui a pris son siège habituel et, d’une voix un peu sèche, s’exprime donc derrière l’architecte parlant face au bureau vide) – Très bien, je vous écoute.
L’architecte – Que voulez-vous dire ? De quoi voulez-vous que je parle ?
E. H. – …
L’architecte (au bout du silence) – Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça mais j’ai toujours tenté d’être un type bien, autant avec ma famille qu’à l’agence. J’ai toujours traité mes employés avec beaucoup de respect. (Il se souvient alors de cette fois où il s’était énervé avec ce stagiaire vraiment plus sot que les autres. Il sait bien maintenant que ce n’était pas important et que son attitude n’était pas convenable. Il lui avait mis la honte. Après tout ce temps, il s’en veut encore. Il se souvient aussi de tous ceux qui sont passés à l’agence, de ceux qu’il a aimés, qui sont devenus des amis, de tous ceux qui sont partis en disant qu’ils donneraient des nouvelles et dont on n’a plus jamais entendu parler. Il se souvient des trahisons aussi. Si le sentiment d’être patron lui a toujours donné un sentiment de maîtrise de soi, il se demande s’il n’aurait pas été plus heureux à simplement faire de l’archi).
E. H. – Vous ne dites rien ?
L’architecte (redescendu de sa rêverie) – Qu’est-ce qui vous intéresserait ?
E. H. – Qu’est-ce qui VOUS intéresse ?
L’architecte (bonne question pense l’architecte. C’est une question que Madeleine, sa femme, lui posait souvent au début. Il se souvient de leur rencontre, il était le feu, elle était l’eau et elle l’avait battu froid à plusieurs reprises, douchant l’incendie. Touché dans sa fierté comme un chat tombé dans l’eau, un soir, bien éméché avec des amis garçons et filles qui l’était tout autant et déterminé à déclarer sa flamme, il avait eu l’idée d’aller la réveiller sous la fenêtre de sa résidence universitaire, avec une ‘Boom-Box’ comme on les appelait à l’époque, dans un remake, croyait-il, de Roméo et Juliette. La boom-Box et lui hurlaient ‘Only You’, des Platters, encore et encore, à plein poumons. ‘Only YOUUUUU can make the great sky BLUUUUUUU’. Il se souvenait encore des paroles. Le raffut avait réveillé tout l’immeuble et Madeleine, pour éviter le scandale les avait finalement fait rentrer dans sa piaule. Au milieu des rires et du boucan, le vin largement partagé, tous les deux étaient partis dans une longue conversation sur l’architecture, ils n’étaient d’accord sur rien mais la discussion semblait sans fin. Alors les copains avaient fini par partir et l’architecte avait pour la première fois goûté à sa Madeleine. Il se souvient encore avec émotion de ce petit-déjeuner tartines café le lendemain à 14h Bd de Sébastopol car c’est tout ce qu’ils pouvaient s’offrir. Ils avaient ensuite passé l’après-midi à Beaubourg. Le lendemain, à l’école, c’était clair pour tout le monde qu’ils étaient ensemble. Ils le sont toujours, à l’agence certes, mais …)
E.H. (avec une pointe d’étonnement dans la voix, ils sont d’habitude si bavards…) – Vous ne dites rien ?
L’architecte – Oh, excusez-moi. Quelle était votre question déjà ?
E. H. – Je vous demandais de quoi souhaitez-vous parler aujourd’hui ?
L’architecte – Ha oui… (seul face à un bureau déserté et un mur vide, il se sent un peu paumé. Sur le chemin en venant, il y avait bien réfléchi, il pensait qu’il aurait le courage de parler de son embonpoint qui, bien qu’il explique à qui veut l’entendre qu’il est lié à sa nature et au stress d’un métier exigeant, ne le perturbe pas moins. Il y a 30 ans, il était Tarzan, il a l’impression aujourd’hui d’être Baloo. Mais il sait bien que sa bedaine est aussi une excuse utile qui lui permet de rationaliser sa baisse de désir pour Madeleine et, d’évidence, d’elle pour lui. Mais il se rassure à nouveau : Baloo n’est-il pas sans doute le personnage le plus attachant du livre de la jungle, hormis bien sûr la petite copine de Mowgli ? D’ailleurs, il pense soudain à Géraldine Untersteller, la commerciale des bardages métalliques pour son projet tertiaire à Villeurbanne. A chaque fois, elle lui en bouche un coin dans sa façon de bien connaître son métier et d’en imposer aux entreprises. Mais avec lui, elle se montre toujours courtoise, plus que courtoise, attentive et intéressée à ses paroles. Elle est plus jeune que lui mais il la sent forte et déterminée. Et puis c’est une femme solide, grande, costaude, suffisamment grande et costaude qu’elle ne semble pas prêter attention à son embonpoint. Elle semble même apprécier son côté Baloo. Il s’inquiète soudain si à l’agence quelqu’un ne se demande pas pourquoi il va plus souvent à Villeubanne qu’il ne le ferait en temps normal mais il s’aperçoit alors que c’est à chaque fois parce que Géraldine a besoin de lui pour une raison ou une autre et lui aime bien que l’on ait besoin de lui. Je n’ai pas fini de mettre du bardage métallique se marre-t-il in petto…) …
E.H. – hum, hum….
L’architecte – Ha oui, pardon. Ce qui m’intéresse en ce moment… (Soudain enjoué) Savez-vous que je suis en train de construire un très beau projet à Villeurbanne ? Un projet intéressant, difficile, je dois d’ailleurs m’y rendre souvent. Il s’agit du nouveau siège social d’une société filiale d’un grand groupe pharmaceutique. Je suis assez fier de ce bâtiment et je suis le chantier avec attention car c’est un gros maître d’ouvrage et j’espère dans la foulée décrocher des contrats encore plus importants. Là, c’est déjà pas mal, un peu plus de 6 000m². Comme la parcelle est située sur un site boisé, nous avons conçu un bâtiment en plusieurs ailes qui se faufilent entre les arbres. Pour protéger les salles blanches et bureaux, nous avons imaginé un capotage intégral qui se plie comme des rubans d’acier métallisé. Toute l’image de l’entreprise se joue dans cet habillage sophistiqué qui ondule en variant d’inclinaison selon l’exposition, les vues et le type d’activité abritée. C’est assez génial. Les vibrations qui s’emparent ainsi de la peau extérieure symbolisent la respiration et la vie. C’est un sacré projet, je vous le dis. Et heureusement que l’entreprise de bardage métallique n’a pas les deux pieds dans le même sabot… (L’architecte se tait soudain, s’apercevant que son discours le ramène à son vrai sujet).
E.H. (qui comprend son trouble) – De quoi finalement ne vouliez-vous pas parler ?
L’architecte (un peu confus. Cette fois, il est prêt, il se lance) – Alors voilà, Géraldine…
DRINNNN, DRINNNN. L’alarme indiquant la fin de la consultation résonne si fort que l’architecte en sursaute de son fauteuil.
E.H. – Cher Monsieur, la séance est terminée pour aujourd’hui. Merci pour la description de votre projet, je suis sûre que cela fera un beau bâtiment.
L’architecte (réglant sa séance et finalement frustré, d’un ton un peu sec) – Oui, oui merci.
Etehl Hazel (elle raccompagne l’architecte à la porte et lui serre la main) – A la prochaine fois Monsieur l’architecte, même endroit, même heure.
Quelques minutes plus tard.
L’architecte (après avoir croisé dans le hall un homme grand, bien habillé, coiffé comme s’il sortait de chez le coiffeur et qui lui a souri obligeamment) – Et pour qui il se prend celui-là, Peter Grave ?
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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Pour lire depuis le début : Architecture, divan et gourmandise…