A la découverte de cette photo promotionnelle, une telle façon de communiquer sur l’architecture d’une tour semble, en 2015, proprement stupéfiante, voire absurde. En effet, s’il n’est pas nouveau d’utiliser des jeunes femmes pour fourguer tout et n’importe quoi, il n’y a ici rien à vendre sinon l’image du groupe maître d’ouvrage. Décryptage.
La tour, construite à Séoul par le Lotte group, maître d’ouvrage, en phase d’achèvement et modestement nommée ‘Lotte World Tower’, est d’ores et déjà la sixième plus haute tour au monde et, culminant à 555m, écrase désormais la ville alentour. Les architectes de Kohn Pedersen Fox (KPF), auteur du design de l’ouvrage, expliquent sans rire que leur dessin «mélange une esthétique moderne avec des formes inspirées des arts traditionnels de Corée, la céramique, la porcelaine et la calligraphie».
Le groupe Lotte est un conglomérat apparemment coréen dont le coeur d’activité est l’agroalimentaire mais dont les activités s’étendent à la grande distribution, le tourisme, la chimie, la construction, la machinerie, la finance, le sport et les services. Cet immeuble de 123 étages, dont le concours date de 2004, est de l’aveu de KPF destiné à «offrir une image moderne du Lotte Moolsan Group au XXIe siècle». En guise de modernité, nous voilà servis avec cette photo réalisée par le Lotte group pour faire la promotion de sa tour: quatre filles qui sautent de joie.
Simple sexisme ‘corporate’ antédiluvien ? Après tout, le grand patron et fondateur de Lotte Group, un certain Shin Kyuk-ho, a aujourd’hui 93 ans. Peut-être en est-il, lui, resté aux clichés d’avant la première guerre mondiale. Toujours est-il que l’on imagine mal la Société Générale faire la promotion de la Tour D2 à La Défense en faisant sauter quatre poules simplement sapées du drapeau tricolore. Imaginez le scandale !
En plus cette photo, en sus de son manque apparent de subtilité, ne montre aucun effort artistique. Ce n’est même pas une ‘belle’ photo. Enfin, le cadrage oublie la ville dans laquelle elle est édifiée.
Pourtant, passé le premier moment de sidération, force est de se souvenir qu’un groupe d’une telle dimension a nécessairement en son sein force départements de communication qui ne peuvent être dirigés que par des idiots. Il est donc permis de penser que cette image a été soigneusement conceptualisée, surtout qu’elle a été publiée en septembre 2015 à l’occasion des célébrations du 70ème anniversaire de la fin de l’occupation japonaise.
D’ailleurs, il est patent que cette photo a été travaillée dans les détails, les quatre jeunes femmes s’inscrivant dans une transversale dynamique de gauche à droite, la dernière apparaissant presque aussi grande que la tour elle-même. La localisation des prises de vues, sur un toit en hauteur quelque part à Séoul près de la tour, atteste que ce que l’on voit est exactement l’effet recherché.
Alors quoi ? Quel est donc le message d’un tel OVNI publicitaire ?
Considérons en préalable qu’il est acquis que ces quatre filles, toutes semblables peu ou prou, ont été payées pour ce travail, que ce n’est pas une réaction spontanée de quatre copines devenue folles de joie à la découverte de la modernité au XXIe siècle à Séoul «inspirée par les arts séculaires coréens».
A première vue, l’image raconte donc que, avec cette ‘World Tower’, le Lotte Group, et toute la Corée avec lui, prend son envol : force, jeunesse, patriotisme et liberté d’entreprendre. D’ailleurs, les quatre filles ont toutes des chaussures différentes, ça montre bien qu’elles ont encore une forme de libre-arbitre. Youpi !
Renseignements pris, la motivation profonde d’une telle image est à chercher ailleurs que dans un sexisme suranné.
En effet, pour nombre de Coréens, le pouvoir des ‘Chaebeol’, groupements d’entreprises aux vastes ramifications telles le Lotte Group ou Hyundai ou LG par exemple, est devenu disproportionné, et l’inquiétude d’être gouverné selon les desiderata des lobbies plutôt que selon les besoins de la population se fait jour.
Dans ce contexte, le symbole d’hégémonie incarné par cette tour démesurée, conçue avant la crise, passe de plus en plus mal au sein de la population. A tel point que quelques désordres anodins dans l’immense ensemble immobilier que le groupe possède déjà au pied de la tour, qui n’auraient jamais retenus l’attention auparavant – une fuite dans l’aquarium, des vibrations dans l’un des salles du multiplexe – ont été montés en épingle. Soupçon d’incompétence. D’aucuns ont alors rappelé à dessein que le vieux patriarche était d’abord japonais (un zainichi coréen), et que le groupe fut fondé au Japon avant de se développer en Corée-du-Sud. Soupçon de déloyauté.
En tout état de cause, au fil des travaux, la tour a fini par apparaître à nombre d’observateurs comme un évènement raté, les dix derniers étages qui seront supposément ouverts au public peinant à faire oublier les étages, de 80 à 109, destinés à un hôtel super luxe de sept étoiles. L’image du groupe en fut soudain altérée et, bien que la tour ne soit pas encore terminée – elle ne sera livrée qu’en 2016 – il était devenu impérieux pour le groupe de réagir et de réaffirmer, au moins publiquement, sa bienveillance et son attachement à la nation.
Comment faire pour éviter que chaque photo, chaque prise de vue de la tour en construction, ne la fasse apparaître pour ce qu’elle est : la déclaration, quasi phallique pour le coup, de puissance et de contrôle d’une ‘world’ entreprise privée ?
C’est là qu’interviennent les jeunes femmes, délibérément jolies et sexy, car elles permettent de dévier le regard et ainsi de désamorcer l’arrogance de l’ouvrage. En effet, le spectateur voit d’abord les filles, puisqu’elles sont le focus de l’image, et ensuite seulement, après l’agréable sensation induite à la vue de cette jeunesse vigoureuse et patriotique, la tour. Le message, fort de menace, passe quand même – ‘nous sommes puissants’ – mais il s’en trouve adouci, apaisé, ‘paternalisé’. Se voir taxé de sexisme est ici le moindre des maux.
Alors pourquoi ne pas avoir mis deux filles et deux garçons ? Sans doute les cadres machos de la boutique auraient trouvé ridicule de faire sautiller des garçons dans le drapeau mais, surtout, ces femmes drapées sont une évocation d’un mouvement né en 2002 pendant la coupe du monde de foot en Corée et au Japon.
C’est en effet lors de cette compétition que de jeunes coréennes commencèrent à s’habiller avec le drapeau et s’afficher au stade, de plus en plus nombreuses au fil des matches de l’équipe nationale. C’est donc à cet épisode, qui n’a laissé que de bons souvenirs et auquel le Group Lotte a bien évidemment contribué – une façon aussi de rappeler ce qu’on lui doit-, que fait référence cette image, l’idée étant de mettre en exergue ce ‘patriotisme spontané’. Plus le drapeau géant sur la tour et voilà le Lotte Group qui renouvelle son allégeance à peu de frais. De quoi rassurer la populace et calmer les grincheux ?
Objectification sexuelle à fin de marketing patriotique et politique … cette image remplit donc tout à fait la fonction pour laquelle elle a été élaborée. Et l’aveu accessoire de sexisme n’était de toute façon sans doute pas fait pour déplaire aux vieux bougres du conseil d’administration.
Christophe Leray