Episode 9 – 11h10. L’architecte est en retard. La psychanalyste Ethel Hazel en profite pour savourer une douceur. L’automne est la saison des noix, des amandes et des noisettes et elle se souvient avec nostalgie de ces balades en forêt avec ses parents pour aller cueillir du houx. D’ailleurs, réalise-t-elle soudain, voilà pourquoi elle a acheté hier ces nouveaux escarpins : ils sont couleur houx. Elle n’a pas le temps de savourer sa découverte que la sonnette retentit. Entre l’architecte. Il est agité.
«Depuis tout petit, j’ai toujours voulu être gangster». Henry Hill
***
L’architecte (fébrile et en sueur s’installe comme s’il était content de s’allonger enfin) – Bonjour docteur, excusez-moi de mon retard mais la vie passe décidément à toute vitesse.
Ethel Hazel – C’est le cas pour tout le monde, surtout en vieillissant.
L’architecte (perturbé par le ‘vieillissant’) – oui bon, en tout cas, j’ai une vie de folie en ce moment. Rien que ce matin, réunion d’urgence à l’agence avec Madeleine, ma femme et associée,…
E.H. (à part elle) – oui je sais.
L’architecte – … et avec nos principaux collaborateurs. L’ambiance était solennelle. En effet un gros projet de 119 logements a été stoppé suite à une décision de justice, après une flopée de recours de la part d’association soi-disant écolo…
E.H. – Soi-disant ?
L’architecte (les yeux brillants) – Exactement car, en fait, nous avons souvent à faire à des avocats véreux spécialisés qui déposent moult recours dans l’espoir de négocier avec les entreprises qui veulent reprendre le chantier au plus vite. Parfois ça marche, parfois non, bref cela fait partie du processus de construction, c’est de la corruption en robe noire hahaha pas tellement différente du racket des bandes dans les quartiers. Tu payes où ils foutent le feu à ton chantier !
E.H. – Et ça vous énerve ?
L’architecte (n’écoutant pas) – Toujours est-il, qu’en l’occurrence, pour ce chantier – 119 logements, ce n’est pas de la gnognotte – il ne restait plus qu’un recours à purger quand le tribunal a soudain donné raison à cette association soi-disant écolo qui veut protéger un vieux pin galeux. Si on le coupe, outre de rendre service à la nature, cela permet de construire quatre logements sociaux de plus sur la parcelle et nous nous sommes engagés à en replanter, 10, 20, mille, des arbres. Autant qu’il faut. Rien à faire…
E.H. – Ce n’est qu’un simple délai… L’arbre mourra peut-être bientôt lui-même de sa belle mort et le problème sera réglé.
L’architecte (qui sent une bouffée de colère lui monter jusqu’à la racine des cheveux) – Un simple délai ? (il parle fort) Cela signifie au moins de 6 A 10 MOIS DE STAND-BY, comprenez-vous ? Stand-by en anglais ?
E.H. (à part elle) – il me prend pour un conne ou quoi…
L’architecte (tout à sa fureur) – Et pendant ce temps-là, l’agence ne touche pas un centime alors que des dépenses ont été engagées. Les gens quand ils travaillent, il faut les payer ! Du coup, nous nous retrouvons avec un gros problème de trésorerie et c’était justement l’objet de la réunion d’urgence de ce matin. Qui pouvions-nous licencier ou remercier pour réduire la voilure avant que ce projet ne reprenne ? Une solution nécessaire selon moi car l’activité ne va pas fort en ce moment.
E.H. – Cela ne fait-il pas partie de votre rôle de patron de gérer ce genre de situation ?
L’architecte (quelque peu rasséréné) – Sans doute, sans doute. Bref, la réunion était tendue car quant à moi je savais qui j’aurais bien viré de l’agence, une soi-disant conseillère en qualité de vie et ergonomie du travail…
E.H. – Soi-disant ?
L’architecte – Ce que je veux dire est qu’un conseil en ergonomie des postes de travail peut en effet se révéler utile mais a-t-on besoin de l’avoir (soulignant lourdement) EN CDI A L’AGENCE, à un salaire SUPERIEUR à d’autres salariés bien plus PRODUCTIFS ?
E.H. – Pourquoi avoir une telle conseillère à temps plein à l’agence alors ?
L’architecte (ricanant) – Car madame est la meilleure copine de Madeleine. Elle fut très tôt présente dans le développement de l’agence. Je ne sais toujours pas exactement ce qu’elle faisait mais elle était toujours là. Tant que l’agence marchait bien, elle pouvait bien avoir son bureau et la ramener aux réunions. Mais là, non, NO MORE comme disent les Américains qui n’ont pas nos pudeurs pour virer les gens. J’ai profité de la présence de témoins à la réunion pour aborder le sujet. Je voyais bien dans les yeux de mes collaborateurs que je visais juste – personne n’aime bosser dur à côté de quelqu’un qui n’en fiche pas une ramée, à part brasser de l’air. Et puis les architectes sont aujourd’hui asphyxiés par les conseils extérieurs obligatoires, les économistes, les bureaux d’études, les experts en écologie, alors l’ergonomiste on peut s’en passer.
E.H. – Ne dit-on pas ergonome ?
L’architecte – Ergonome, ergonomiste, qui sait. Considérant ce qu’elle coûte en masse salariale, je dirais ergonomiste.
E.H. – Et comment Madeleine voit-elle les choses ?
L’architecte (irrité à nouveau) – Evidemment autrement ! D’ailleurs le ton commençait à monter, et moi à grimper aux rideaux après une mauvaise nuit, quand soudain mon téléphone, posé sur la table, a vibré. Vvvvrrrrrr. C’est le nom de Géraldine qui s’est affiché. J’étais tétanisé et le téléphone qui vibrait, vibrait vvvvrrrrrr, vvvvrrrrrr … «C’est bien Géraldine, l’ingénieur bardage de Villeurbanne», me demanda Madeleine. Evidemment, tout le monde le voit bien, j’ai failli lui dire ! «Pourquoi tu ne décroches pas ? C’est peut-être urgent ?», dit-elle. Et j’avais l’impression qu’elle était Kaa, que ses yeux me vrillait le cerveau, tous les regards étaient tournés vers moi. Vvvvvrrrrrrr. «Si elle appelle, ce doit être important, je la prends si tu veux», me dit Madeleine. «Non», j’ai dit, «ok, je la prends, je pensais que nous avions autre chose à faire».
E.H. – Vous avez décroché ?
L’architecte – Ben oui, obligé. Et pour un appel concernant un projet ou un chantier il n’est d’habitude nul besoin pour aucun d’entre nous de s’isoler ou sortir de la pièce. En mettant le téléphone à l’oreille, j’ai discrètement baissé le son. «Salut ô grand pêcheur ? Comment vas-tu ma truite?»
E.H. – Ma truite ?
L’architecte (rougissant) – Oui, elle est mon brochet, je suis sa truite. Passons. Bref, c’était Géraldine qui appelait, joyeuse comme tout. J’avais complètement oublié ce matin que nous avions convenu un petit week-end en semaine. Je devais prétexter un déplacement à Villeurbanne mais retrouver Géraldine dans un hôtel à Paris puis le lendemain direction le Maine-et-Loire pour une partie de pêche avec un copain, l’un des derniers pêcheurs de Loire. Retour le jour d’après. Cela faisait des semaines que nous avions calé nos agendas mais là, dans l’action du projet qui s’arrête soudainement, j’avais carrément oublié. «Bonjour Géraldine, comment allez-vous ?» je réponds avec un air concerné. Tout le monde m’écoute, je sais. Géraldine a compris que je ne pouvais pas parler. «Tu ne peux pas parler ?» «Non». «OK. Tout est calé, je serais à l’hôtel vers 18h, il me restera un peu de travail mais si tu passes vers 20h, 20h30, je serai prête à sortir». «Oui, oui, bien sûr». «A ce soir, ma truite, j’ai hâte de cette soirée à Paris avec toi». «Très bien, entendu», ai-je dit et j’ai raccroché. Tout le monde me regardait, je devais avoir l’air hébété. «Alors, tout va bien ?» m’a demandé Madeleine. «Oui», ai-je répondu, «il s’agissait seulement de décaler un rendez-vous. Donnez-moi un instant le temps que je note la nouvelle date dans mon téléphone». Vous vous rendez compte docteur, j’ai été obligé de faire semblant de saisir un nouveau rendez-vous sur mon agenda numérique hahaha.
E.H. – Vous êtes fier de votre talent d’acteur ?
L’architecte (flatté) – qui sait, j’ai fait du théâtre au lycée, j’aurais peut-être fait carrière hahaha. Toujours est-il que, avec les yeux de Madeleine qui semblaient me fouiller le cerveau, je n’ai pas osé trop insister et nous avons conservé l’ergonomiste et j’ai dû me résoudre à licencier une jeune archi italienne, elle avait trop de mal avec le français, et à laisser partir un collaborateur de 15 ans, avec qui nous avons fait une rupture conventionnelle de contrat. Il est très doué, c’est un spécialiste des façades, il ira faire le bonheur d’une autre agence. En fait, je crois qu’il en avait marre de couvrir mes escapades. Je l’ai senti un peu écœuré. Et puis j’ai dû écourter la réunion pour venir à toute berzingue jusqu’ici.
E.H. – J’aimerais que vous conduisiez prudemment en venant et repartant de mon cabinet.
L’architecte – Oui, oui. (Pensant à Géraldine) C’est vrai Il faut que je fasse attention car j’ai parfois l’impression de perdre la tête.
E.H.– La tête ou vos repères ?
L’architecte (qui semble n’avoir pas entendu) – C’est le café. Depuis ce matin, je n’arrête pas. Je dois en être à mon dixième. Car en partant d’ici j’ai encore une grosse journée. En fait j’avais complètement oublié également que ma fille fêtait son anniversaire avec des amis à la maison ce soir, 18 ans, c’est quelque chose et c’est un moment important pour elle. J’avais promis à Ulysse que je serais là pour l’aider à préparer le gâteau. La pâtisserie est mon péché mignon et, depuis qu’ils sont nés, je fais le pâtissier presque tous les dimanches et pour les occasions. Je n’ai pas le temps de tout faire, surtout un jour de semaine, et c’est donc Ulysse qui fait le gâteau. Mais je lui ai promis d’être là avec lui au début, pour les proportions. Il faut aussi que je fonce acheter son cadeau à Elisa, je n’ai toujours pas eu le temps de m’en occuper depuis qu’elle m’en a parlé au printemps dernier. J’ai prévu de lui acheter un billet pour un week-end à New York. C’est une surprise et j’avais prévu d’en profiter pour prendre le billet retour pour Géraldine de Nantes à Lyon-St Ex. Donc, quand j’aurais lancé l’affaire avec Ulysse, je fonce à l’agence de voyages et je prends les billets. Après j’ai juste le temps de passer à l’agence pour régler deux ou trois urgences – il faut bien que je prévienne l’Italienne – avant de foncer à l’aéroport pour chercher les parents de Madeleine qui rentrent d’un voyage en Thaïlande – heureux les retraités – et les ramener à la maison où ils participeront à la fête d’Elisa. Ca va être chaud de chez chaud et d’ici que je fasse bonne impression à la fête de ma fille et que je file rejoindre Géraldine, je n’y serai jamais avant 21h30 ou 22h. Je ne sais pas ce que Géraldine va en penser, je ne l’ai pas encore prévenue ; quand nous avions calé les dates de notre excursion, je ne pouvais pas tout prévoir.
E.H. – Vraiment ?
L’architecte (irrité). Et j’aurais fait comment ? Je ne pouvais pas anticiper que ce jour Madeleine aurait un rendez-vous si important avec son médecin que je sois obligé d’aller chercher ses parents à l’aéroport. A cette heure-là, compter une heure pour y aller, une heure d’attente si l’avion est en retard et encore une heure au retour à les écouter raconter leur voyage et comment leur fille Madeleine est si merveilleuse. Ce n’est pas comme ça que je vais redresser les finances de la boutique. Et maintenant, juste avant d’arriver dans votre cabinet, j’avais un message de la police qui souhaite me revoir, aujourd’hui si possible, pour, je cite, «clarifier mes déclarations à propos de l’accident». Manquait plus que ça.
E.H. (surprise) – La police veut vous revoir ?
L’architecte (survolté)– Ils n’ont que ça à faire j’imagine mais ils vont…
DRINNNN, DRINNNN.
L’architecte (excité) – Vous voyez à quelle vitesse le temps passe !
E.H. (un peu inquiète) – En effet. (Elle le raccompagne à la porte. En lui serrant la main, elle note sa main moite, l’architecte est en sueur et semble passablement énervé.) Conduisez prudemment et allez-y mollo sur le café.
L’architecte (Il s’engouffre au pas de course dans l’escalier) – Oui, oui. A la prochaine.
Quelques minutes plus tard, la docteur entend le ronflement du moteur du scooter de l’architecte qui semble démarrer à fond les manivelles.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
Retrouvez tous les épisodes de la série.
Pour lire depuis le début : Architecture, divan et gourmandise…