Episode 12 – Réinventer c’est se contenter d’imager une fiction sans se donner les moyens de la concrétiser. En attendant son patient, comme d’habitude en retard, Ethel Hazel lit les faits divers du Parigot. Lesquels sont, avec la rubrique nécrologique, un de ces petits péchés mignons de la vie quotidienne. Monsieur Dubois arrive enfin, avec quelques pauvres excuses au coin des lèvres et va directement s’allonger sans même la regarder. Du coup, elle ne prend pas la peine de fermer le journal pendant que son patient s’installe dos à elle.
«Si on a du génie, on ne fait pas de cinéma, on écrit un grand livre». Michel Audiard
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E.H. – Bonjour Monsieur Dubois, comment allez-vous cette semaine ?
L’architecte – Ah Docteur, entre mon éthique et la réalité, mon cœur balance. Vous avez sans doute entendu parler des concours pour Réinventer la Métropole. Je viens d’être sollicité pour intégrer une équipe avec déjà quatre agences internationales prestigieuses sur un des plus beaux sites du concours !
E.H. (notant d’une oreille les superlatifs un peu mégalos du bonhomme, ne peut s’empêcher de jeter un œil sur la double page de son canard ouverte sur son bureau) – Mmmh, mmmh, c’est une bonne nouvelle non ?
L’architecte (dodelinant de la tête) – Oui et non. C’est dire comme mon travail est à deux doigts de me rendre psychotique… blablabla…
E.H. (parcourant le journal, un entrefilet attire son attention tant le titre est intrigant : Une aristocrate des beaux quartiers parisiens portée disparue, une enquête est ouverte. Au fil de l’article, elle apprend donc que la comtesse von Dujianosky, dernière héritière du nom, semble avoir littéralement disparu de son domicile du 14 rue Guynemer, dans le VIe arrondissement de Paris. C’est une amie qui s’est inquiétée de n’avoir pas de nouvelles. La police s’est donc déplacée au domicile de la dame, dont la porte était fermée et ne portait aucune trace d’effraction…)
L’architecte – … mais évidemment c’est un challenge et en plus je ne maîtrise pas bien l’anglais aussi je me demande… blablabla
E.H. – Mmmh, mmmh, (… tandis qu’elle poursuit sa lecture. ‘Rien dans l’appartement a été volé ni dérangé, aucune trace de lutte, la police semble donc exclure l’hypothèse du cambriolage. Cependant, ‘selon nos informations’ – c’est Colombo ce journaliste, sourit Ethel Hazel -, la police à ce stade ne veut exclure aucune hypothèse car un fait intrigue les détectives. Après une rapide enquête de voisinage, il est apparu que cette dame semblait unanimement et cordialement détestée du fait de son irascibilité et, pour citer un voisin, «de ses remarques acerbes». Toujours est-il qu’à ce jour, aucune rançon n’a été réclamée et la police poursuit donc son enquête de voisinage’. La thérapeute se délecte. Les rouages de son imagination, pourtant calmes et pragmatiques en temps normal, sont en branle : qu’a-t-il bien pu arriver à la comtesse ?)
L’architecte – … alors forcément il va me falloir réorganiser l’agence et moi qui venait à peine de signifier leur… blablabla
E.H. – … Mmmh, mmmh, oui bien sûr, je comprends.
L’architecte – … J’ ai tellement dit du mal de tous ces concours à la noix qui nous ramènent au temps de l’esclavagisme le plus crasse. Sauf que nous ne travaillons pas dans les plantations de cotons mais dans des bureaux où il fait froid l’hiver et chaud l’été. C’est du jus de cerveau gratis, pour la ville qui va céder à prix d’or des terrains dont personne ne voulait jusque-là… blablabla
E.H. (sentant soudainement tous ses sens éveillés au plus haut point, elle fixe son regard à nouveau sur l’article, cherche l’adresse. Elle voit très bien où se situent les faits relatés dans le journal. C’est un quartier qu’elle fréquente peu mais elle est sûre d’en avoir entendu parler il y a peu.) – … En effet…
L’architecte – … Sauf que par la magie du marketing, les Majors sont en train de se tirer dessus à boulets rouges pour une opération de densification honteuse de la banlieue, qui va leur rapporter une blinde, dépollution des friches industrielles incluses…. blablabla
E.H. (Ethel Hazel se demande d’où lui vient cette passion des faits divers. Petite déjà, elle adorait jouer au Cluedo. Et son métier peut parfois la conduire à mener une enquête passionnante au cœur des états de l’âme de certains de ses patients. Celui-là est un cas pense-t-elle, qui l’exaspère autant qu’il la touche. Réfléchis, où as-tu dernièrement entendu parler de cette adresse…) – Mmmh, mmmh… Je comprends.
L’architecte – … Si on passe le premier tour, on sera bien sûr content deux heures. Ensuite il va falloir se retrousser les manches. Faire passer nos idées à la Firme de Krassburg est déjà un défi en soi, mais encore va-t-il falloir qu’on se mette d’accord en danois et en allemand sur nos projets d’innovations ! Là ce n’est pas gagné, surtout que moi, dans la bande, je ne suis que le Petit Poucet !
E.H. (Où a-t-elle entendu cette adresse ??? Et puis soudain le déclic ! Son palpitant s’affole aussi sec, son teint pâle habilement travaillé s’enflamme sans préavis) – Teuh teuh teuh ! (elle tousse).
L’architecte (se retournant en pensant que le docteur avait un problème de chat dans la gorge, la découvre cramoisie derrière son bureau. Il n’avait jamais remarqué a quelle point elle est jolie, surtout avec son minois rougissant. Il se demande si ce n’est pas lui qui lui fait cet effet-là. Après tout, c’est peut-être pour ça que le sofa est dos à elle. Peut-être le replace-t-elle après la séance ?) – Ca va Docteur ?
E.H. – Oui, oui, poursuivez.
L’architecte – (Au ton soudain plus enjôleur, du moins croit-il) – Bref, qu’est-ce que je disais moi ? A oui ! En admettant qu’on puisse blablater sur la plantation d’une jungle sur des façades construites en terre-crue, je doute fortement que le projet final parvienne à le mette en œuvre. Ah ça, les images seront canonissimes, on va prendre les Monica Bellucci de la perspective ! Eux seront payés rubis sur l’ongle, et à prix d’or en plus !… Blablabla…
E.H. (Non d’un escarpin ! le 14 rue Guynemer, c’est aussi l’adresse de l’architecte ! La Comtesse von Dujianosky serait-elle la voisine aux bagouses ?) – …
L’architecte – Vous savez Docteur, c’est très gênant de vous sentir ainsi déconcentrée quand je vous expose mon problème. Je ne sais pas ce que vous farfouillez dans votre tiroir, mais ça ne m’aide pas dans ma thérapie, je vous le dis !
E.H. (Rougissant de plus belle, si cela est possible, et d’une voix blanche) – Excusez-moi Monsieur Dubois, j’ai fait un mauvais geste, continuez.
L’architecte (qui s’était retourné, et un peu étonné quand même : c’est fou l’effet que je lui fais ! Allez mon grand reste focus, ce n’est pas parce qu’avec Géraldine c’est tombé à l’eau que tu ne peux pas plaire aux jeunes femmes, la preuve ! Il reprend, gonflé d’orgueil) – J’aimerais bien moi innover, proposer, chercher, développer mais on n’a tellement peu de temps en phase concours pour prospecter, et tellement peu de pépettes à la sortie que je me pose sérieusement la question de l’utilité de l’innovation et de la réinvention. Comment se réinventer quand tu as de moins en moins d’espace libre pour la création ?! Innover ce n’est pas forcément avoir des idées neuves. Moi j’aimerais bien avoir le temps (et l’argent) de chercher comment faire évoluer la ville plus durable et moins impactante, comme on dit aujourd’hui. Vous voulez que je vous dise ? Je crois que ça me gêne aussi de contribuer à la construction de 300 logements plus hôtel plus bureaux plus équipements dans une ville de banlieue qui dans le fond a d’autres priorités sociales que de copier les dadas venteux de la Ville de Paris.
E.H. (Ebranlée…. Ce monsieur bien sous tous rapports a-t-il un rôle dans le feuilleton qui l’occupe ? Le trottinnetiste aurait-il raison en l’accusant de l’avoir délibérément renversé ? Et sa jeune amante dont il ne parle plus, et maintenant cette voisine qui disparaît… ) – Je comprends votre désarroi. Qu’en pense Géraldine ?
L’architecte – Ah Géraldine, c’est fini ! Ca n’allait plus du tout, elle appelait à l’agence, puis elle m’appelait à pas d’heure, elle voulait des explications et ça finissait par m’oppresser, surtout avec l’agence et Madeleine. Alors j’ai mis fin à notre relation, comme un cep que l’on brise d’un coup sec. Schlack !
E.H. (A ces mots, son instinct de femme lui dit de se méfier) – Comment ça, Schlack ?
L’architecte – Oh, je crois qu’en ce moment, elle a d’autres vers à …
DRINNNN, DRINNNN.
E.H. (La thérapeute ne sait pas si elle est soulagée ou désappointée avec cette satanée sonnerie ! En plus, pour une fois, elle n’attendait personne après lui. Mais avant qu’elle ait eu le temps de dire quoique ce soit…) – …
L’architecte – Bon, c’est pas tout ça, il faut que je file. Je suis déjà en retard.
E.H. (Déçue) – Très bien, à la prochaine fois donc.
La porte claque et, contrairement à son habitude, la thérapeute s’empresse de la fermer à double tour. Cette fois il va lui falloir un remontant un peu plus puissant que trois noisettes. Elle se plonge alors dans le dossier de l’architecte et dans ses notes. L’adresse est bien la sienne. Que doit-elle faire ? Appeler la police ? Et si elle se trompe, elle va passer pour une idiote. L’important, se dit-elle en se servant un gin-tonic pour l’occasion, c’est d’attendre.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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