Faut-il que l’architecture des années 70 soit à ce point détestée pour que Paris s’autorise à faire ce qu’elle ne ferait pour aucune autre époque. A savoir détruire et relooker sans autre forme de procès.
Les Halles rasées, la tour Montparnasse rhabillée, la déco du RER remplacée… Le feu couvait depuis longtemps. Mais ça y est, nous y sommes. Ce n’est même plus de la haine, c’est de la rage. Le Paris monumental des années 70, ce Paris tant honni, peut enfin disparaître.
Dans l’indifférence générale, la capitale solde ses comptes avec un passé qui, à défaut d’être devenu tendance ou d’avoir eu la politesse de s’être fait oublier, doit être définitivement éradiqué. Absurde ? Incontestablement. Incompréhensible ? Pas vraiment. Après tout la haine fut d’abord le fait de l’architecture moderne. Par sa volonté de faire table rase du passé, cette architecture suscita chez ses détracteurs un rejet et une radicalité symétriques.
Le grand retour du refoulé
C’était inévitable. La haine appelle la haine, l’invective répond à l’invective et, en pareil cas, aucun compromis n’est envisageable. Il ne peut y avoir qu’un vainqueur et un vaincu. Les partisans de la modernité étant assimilés aux progressistes et leurs adversaires aux réactionnaires, les premiers ne pouvaient que l’emporter sur les seconds.
Même lorsque l’engouement pour le futur fut retombé, cette dimension morale et politique du débat rendit impossible tout droit d’inventaire. Les modernes n’avaient plus la cote mais on les laissa ressasser leur gloire passée sans trop les embêter. Le temps de la postmodernité fut vite déclaré. Si un premier bilan s’était alors attaché à séparer le bon grain de l’ivraie, s’il avait admis de graves erreurs pour mieux souligner de superbes réussites, tout aurait été différent. On préféra s’abstenir. Se taire. Sauver les apparences. Les uns eurent l’impression de terrasser une longue dictature. Les autres de s’effacer sans avoir démérité.
Ce choix fut à l’évidence une grave erreur. De beaux esprits continuèrent de vouer un culte à l’architecture moderne mais la société, elle, en vint à jeter le bébé avec toute l’eau du bain. Paris n’avait-elle pas été défigurée, outragée, bafouée ? Voilà qui méritait une réparation à la hauteur du préjudice subi.
Cinquante ans après, ce temps est arrivé. Et la réaction, ce brusque retour du refoulé, est aussi stupide qu’on pouvait le craindre, désespérément aussi bête que le fut la modernité triomphante. Le Paris des années 70 n’a ni procureur ni avocat. A quoi bon ? La cause n’est-elle pas sous-entendue depuis longtemps et désormais tranchée ? Quoique… Est-ce si sûr ?
L’histoire devrait nous inciter à la prudence, elle qui nous enseigne que tout, absolument tout, finit par revenir en grâce. Il n’y a de ce point de vue aucune raison pour que le Paris des années 70 échappe à la règle. Le moment arrivera forcément un jour. Mais que restera-t-il finalement ce jour-là sinon des regrets ? La destruction des Halles de Baltard ne nous aura rien appris. Nous recommençons la même erreur au nom de la même illusion : celle de la mode qui voudrait qu’il y ait une architecture en phase avec son époque et, par voie de conséquence, une architecture dépassée, presque insupportable et donc parfaitement jetable.
Un style éradiqué sans autre forme de procès
Pas plus qu’aucun autre édifice n’est destiné à être conservé coûte que coûte, les Halles des années 70 ne devaient être à tout prix préservées. Au moins le choix de leur destruction aurait-il justifié d’être discuté comme le serait la disparition programmée de n’importe quel monument parisien d’une époque plus ancienne. Qu’un tel débat n’ait pas eu lieu et que cette absence de débat ne soit en elle-même l’objet d’aucun débat atteste que quelque chose ne tourne pas rond. On n’exécute pas ainsi le passé. Pas comme ça. Pas à la sauvette. Pas sans avoir entendu des historiens et des critiques d’art.
Et que dire du silence qui règne aujourd’hui sur le relooking des monuments 70 dont on ne souhaite ou ne peut se débarrasser ? Ce choix est sans doute pire que la destruction pure et simple. Plus humiliant pour les architectes. Plus absurde dans ses attendus. Plus ridicule dans sa démarche.
Admettons que la tour Montparnasse soit l’édifice le plus mal aimé de la capitale. Admettons car cette réputation lui est collée à la peau sans que l’on sache vraiment pourquoi. Admettons car j’ai pour ma part défendu l’idée qu’on pouvait au contraire aimer la tour telle qu’elle est et pour ce qu’elle représente. Mais admettons que ce soit vrai, alors il aurait été plus logique de la raser purement et simplement. Comme on le fit en son temps de l’ancien palais du Trocadero, une horreur absolue. Au lieu de quoi, des architectes, dont le nom ne restera évidemment pas dans les annales, s’apprêtent à la travestir au risque de la ridiculiser. Je ne jetterais pas la pierre à ces «Christina Cordula» de la profession. Après tout, ils sont payés pour ce travail et le font avec, comme il se doit, cette touche verte et légère censée insérer harmonieusement la tour dans son environnement.
Tant qu’à faire, relookons aussi le Sacré-Cœur !
Tant qu’à faire pourquoi ne pas généraliser ce rhabillage généralisé des monuments à l’esthétique dépassée ou sans intérêt architectural évident ? Après tout, les exemples ne manquent pas. Si le Sacré-Cœur est devenu au fil du temps un symbole du Paris éternel, l’église n’en reste pas moins le témoignage d’une architecture éclectique à bout de souffle, sorte de mélange improbable de style roman et de style byzantin. En d’autres termes, ce n’est pas du grand art et ce serait même plutôt laid. Alors pourquoi ne pas se risquer à un petit relookage ?
Et que dire et faire du côté «stalinien» de l’Arc de triomphe ou de cet édifice mal conçu et mal foutu qu’est l’église Sainte-Geneviève, devenu notre Panthéon ? A défaut de les raser, on pourrait couronner l’un d’un jardin et conférer à l’autre une petite dimension postmoderne. Absurde ? Nous sommes bien d’accord. Alors pourquoi nous sentir autorisés à le faire sans la moindre discussion pour l’architecture des années 70 sinon parce que nous ne prenons pas le recul indispensable qui nous dispenserait de prendre de telles décisions ?
A Paris, le mal est fait. En province, ce mouvement de destruction est plus discret mais bel et bien à l’œuvre. Partout, on efface consciencieusement ces années haineuses du passé mais aussi éprises d’un amour fou pour le futur. Arrêtons et réfléchissons un instant avant de continuer. Et nous saurons sauver ce qui peut et doit l’être.
Franck Gintrand
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