Le 7 février 2019, l’Académie d’architecture recevait à Paris l’architecte péruvien Luis Longhi pour une conférence intitulée «A la recherche du Machu Picchu contemporain», ce qui, considérant la taille spectaculaire de la citadelle inca, ne laisse pas d’intriguer, surtout pour un architecte qui, à 65 ans, n’a construit que trois maisons – une à la campagne, une à la plage et une à la montagne.
Pourtant, Luis Longhi voulait au départ être une rock star – il chantait mal – et sa conférence débute par des vues d’un concert, la foule en transe, le clip juxtaposant en même temps des vues de Machu Picchu et chacun de comprendre avec clarté alors qu’il n’y a pas tant de différence entre les lieux d’idolâtrie d’hier et d’aujourd’hui. Quant à lui, sa conférence se terminant sur un rythme endiablé comme défilent les images de ses rares réalisations toutes plus surprenantes les unes que les autres, Luis Longhi danse et explique que, grâce à l’architecture, il est devenu une étoile.
Les applaudissements nourris dans la petite salle de conférences de l’académie ne le démentiront pas et chacun de se rendre à l’évidence : en ne parlant que de trois ou quatre maisons, Luis Longhi a longuement parlé d’architecture, du rapport de l’homme à la terre et au ciel, du lien direct qui le rattache aux éléments et aux matériaux, au passé et à l’avenir.
«Nous, les Péruviens, avons un bagage architectural des plus incroyables. S’il s’agit de construire durable, on peut trouver de brillantes solutions dans toutes les interventions des Incas et des Péruviens précolombiens. Pourtant, l’architecture péruvienne contemporaine ne reflète pas cette culture. Il y a donc une question dont les réponses m’aident à chercher l’architecture moderne du Pérou : où avons-nous perdu la connexion?», explique-t-il. Défilent des images du Machu Picchu et des pierres de Cuzco.
Luis Longhi ne le dit pas lors de la conférence mais l’homme est affecté d’une forme de dyslexie qui l’empêche depuis toujours de lire un texte, sa formation est donc liée à une autre appréhension du monde. «Je suis conscient d’avoir développé en conséquence d’autres émotions car j’ai toujours eu à imaginer et à inventer plus de choses que si j’avais pu les lire. Je peux imaginer l’histoire d’un livre sans le lire, seulement en écoutant mes amis le raconter», expliquait-il lors de sa première publication en France*. Dit autrement, l’homme est habité.
Ce qui ne l’a pas empêché de travailler longtemps aux Etats-Unis, destination quasi obligatoire pour les hommes de talent au Pérou. Architecte dans des agences U.S., il voyage, au Japon, en Indes et, contre toute attente, décide de revenir à Lima où il ouvre une petite agence.
«Il en va finalement de même avec l’architecture ; vous devez inventer, halluciner des conditions de conception. C’est à ce moment et uniquement à ce moment que vous pouvez faire quelque chose sans peur», dit-il*.
C’est sans peur donc qu’il aborde cette nouvelle étape de sa vie, rythmée en seulement trois maisons construites : Casa Para Siempre, une «maison à la campagne», Casa Veronica, «une maison à la plage», et Casa Chullpas, «une maison à la montagne», celle-ci en cours de travaux.
Les premières tentatives de l’homme de l’art, comme la Casa Lucia (2012), ne sont pas sans évoquer les villas Balnéaires de Royan en Charente–Maritime, la légende racontant au sujet de ces dernières que l’architecte bordelais Claude Ferret, responsable de la reconstruction de la ville dans les années 50, s’était inspiré du quartier de Pampulha, à Belo Horizonte, au Brésil, conçu par Oscar Niemeyer. Juste retour des choses ? Quoi qu’il en soit, la Casa Lucia, jamais construite, contenait déjà tous les éléments de réflexion qui formeront la base des trois maisons à venir : il suffisait de se débarrasser des vieilles peaux mortes.
Dès la Casa GU suivante, non construite non plus, Luis Longhi comprend une première limite de son travail. Cette belle maison est censée être construite dans un site idéal le long de l’océan, dans et avec la nature. Mais près de cette maison, il y en aura bientôt une autre et une autre et une autre et bientôt toute la colline est couverte de maisons et encore bientôt le site naturel est devenu une favela dont la nature a disparu. Construire est-il une malédiction ? Puisqu’il lui faut accepter que «seule la nature sans l’homme est perfection», alors l’architecte n’aura de cesse que ses maisons fassent corps avec la matière et le paysage.
Déjà sur le toit de la Casa CN (2010-2011), pas plus construite que les autres, apparaît une sorte de bassin ou de table concave évidemment symbolique. Un bassin que l’on retrouvera dans des formes et dimensions quasi identiques plus tard dans la scénographie de la pièce Le Roi Lear qu’il signe au théâtre à Lima et qui se trouve désormais au centre du salon de sa propre villa Pachacamac’.
Avec la Casa Para Siempre (2013), une maison à la campagne construite en un an ! – enfin un client mais cela valait le coup d’attendre – l’homme de l’art démontre alors comment s’appuyer sur une représentation en plan de Machu Picchu et sur la fantasmagorie inca pour faire émerger des lignes de forces, qui seront littéralement les fondations de l’ouvrage, et des symboles stylisés qui ensemble deviendront une nouvelle représentation éminemment contemporaine du monde ; une ligne directe entre architecture vernaculaire et moderne qui sera désormais lisible dans tous ses ouvrages.
Luis Longhi poussera cette logique d’une «architecture d’intégration» jusqu’au bout avec le programme de logement de Moray, 23 maisons issues d’une combinaison de trois prototypes dans lesquels «la recherche d’une architecture inca contemporaine était obligatoire». «Le paysage est obtenu par la sculpture du terrain afin de pouvoir accueillir des prototypes ainsi que des circulations de véhicules et de piétons», explique-t-il. Cela reste à construire.
La maison de la plage, la Casa Veronica, est en revanche sculptée comme un château cathare sur la roche qui l’accueille comme une falaise accueille le nid de l’albatros.
En réalité, depuis 25 ans, avec sa propre villa Pachacamac, c’est un morceau de montagne que Luis Longhi a transformé en mausolée. Ce n’est pas de l’architecture enterrée mais de l’architecture déterrée, comme sortie des profondeurs d’un néant schisteux. La montagne et la matière s’imposent à tel point dans l’ouvrage qu’il revient à ses étudiants de sculpter la pierre, comme autant de stalactites et stalagmites extraordinaires dans un gouffre d’émotions – la maison fait plus de 600m² – participant chacun, intimement, à l’édification de la maison de ce constructeur Cheval péruvien.
Alors, pour la Casa Veronica, quand ses clients ont dit OK pour une villa adossée à la pierre, Luis Longhi était prêt.
S’il a construit sa propre maison à la main en quelque sorte, la Casa Chullpas, la maison «à la montagne», chantier en cour, démontre toute l’expertise acquise – souvenez-vous, la conférence a démarré avec les pierres monumentales de Cuzco – pour réinterpréter la minéralité d’un lieu où il ne pleut guère. Dans chacun de ces bâtiments, se souvenir encore que tous les coffrages ont été faits à la main, planche par planche. Les artisans avec lesquels Luis Longhi travaille connaissent les esprits qu’invoque l’architecte et eux-mêmes parlent aussi à la montagne.*
«C’est un autre métier». A l’issue de la conférence, tous les architectes présents étaient unanimes : «c’est un autre métier», disaient-ils. Vraiment ?
Luis Longhi, s’il a peu construit sous son nom, avec seulement trois maisons individuelles est désormais connu dans le monde entier. L’hôtel Valle Sagrado en cours, première déclinaison à grande échelle de ses intuitions, permettra de vérifier le lien avec l’Inca. Il est d’ailleurs ironique qu’un homme ne pouvant pas lire finisse par enseigner à Harvard. Toujours est-il que sa vocation d’architecte ne fait aucun doute pour personne. Certes il ne fait que des maisons, et encore, pas beaucoup ! Et seulement pour de richissimes clients privés. Mais pourquoi, en France, serait-ce un «autre métier» ?
Depuis au moins Frank Llyod Wright et sa maison sur la cascade, l’architecte qui construit des maisons est un architecte. Nombreux sont d’ailleurs encore aujourd’hui les architectes étrangers à se faire une réputation mondiale avec leurs maisons. Citons par exemple le Brésilien Marcio Kogan ou le chilien Alejandro Beals, pour mentionner deux générations différentes.
Pourtant, en France, aucun architecte ne communique sur ses maisons. Soit les hommes et femmes de l’art en ont construit au début de leur carrière, et ils n’en parlent pas, soit ils en font une seule, tard dans leur carrière, souvent pour eux-mêmes, comme une madeleine gourmande. Sinon, l’architecte français communique sur un hôpital, 300 logements, une médiathèque. Pas un pour dire «je construis des maisons et elles n’ont rien à envier aux thermes de Zumthor tant elles vous en apprennent de l’architecture, d’où elle vient, où elle va et rappellent que la grandiloquence d’un projet public prestigieux ne fait pas seule l’histoire de l’architecture». Pas un. Même Jean Nouvel cache ses maisons !
Sachant bien sûr que nul ne peut en France acheter une petite montagne dans le Lubéron pour y creuser au sommet sa maison de 600m². Et sans compter que ceux qui peuvent se l’offrir le font en toute discrétion.
Luis Longhi s’est offert cette liberté-là sans fausse pudeur et sans fausse modestie. Dans sa villa Pachacamac comme à la conférence de l’académie, il transmet ce qu’il est. «Je dis à mes élèves qu’ils doivent comprendre la nature d’un site, lui parler. ‘Parler à un lopin de terre ?’, me demandent-ils. Je leur réponds qu’il s’agit d’une prière, d’un effort d’imagination. Rares sont ceux qui y croient. Je tente malgré tout de transmettre une perception, une émotion liée au lieu».
Si ce n’est pas de l’architecture…
Aujourd’hui, c’est encore une nouvelle étape qui s’ouvre à lui. «Chaque personne mérite de pouvoir choisir sa mort. Cependant, considérant que cela est impossible dans notre société, le lieu où vous vivrez vos dernières années est le moment le plus proche de ce moment sublime. Pour moi, en tant qu’architecte, ce sont exactement les conditions de conception de la maison située sur la colline de Pachacamac», conclut-il.
Dans le bassin concave qui l’accompagne depuis si longtemps, Luis Longhi a fait creuser une cavité destinée à ses cendres. Elle est aujourd’hui bouchée par de la pierre de lave parfaitement ajustée, comme le sont encore les pierres de Cuzco.
Christophe Leray
*Voir notre article Luis Longhi, l’identité péruvienne