Pourquoi faire le portrait d’un type qui ne communique pas et ne demande rien à personne ? Rencontre.
Reprenons au début. La rédaction reçoit chaque semaine moult communiqués de presse d’une multitude de sources. Parmi ceux-là, nombre sont produits par les promoteurs, des documents de qualité inégale, ne citant pas pour la plupart le nom de l’architecte ou de l’agence qui a conçu ce formidable projet intitulé avec un nom en A à la fin comme ‘I’diotia’.
Parmi ceux-là encore, même si le texte laisse à désirer, c’est l’occasion pourtant de découvrir parfois un projet réussi, juste, bien réalisé. C’en est émouvant.
C’est ainsi que Chroniques d’architecture a publié l’une de ces réalisations, en l’occurrence la réhabilitation d’un immeuble art déco en 12 logements, l’occasion pour la rédaction d’envoyer un petit message aux promoteurs afin que, la prochaine fois, ils rendent grâce de son travail à l’architecte, Vincent Eschalier.
Quelques mois plus tard, idem. Nouveaux bâtiments, des maisons de ville, même architecte, même sentiment de justesse, mêmes promoteurs, nouvelle publication, nouvelle pique à destination des donneurs d’ordre qui suscite cette fois une réponse courroucée de ces derniers ; des avis différents et tranchés : c’est dit, nous n’aurons plus l’honneur de leurs communiqués. Fin de l’histoire.
Au fil du temps, en effet, aucune autre nouvelle de ce Vincent Eschalier. Aucun souvenir d’une rencontre, ne serait-ce que par inadvertance, à l’un des multiples raouts dont les architectes sont ordinairement friands. Voilà un homme de l’art qui n’apparaît dans aucun des réseaux habituels, ne communique pas et dont nul(le) attaché(e) de presse ne vous serine l’excellence. D’où la question : un architecte peut-il, dans ce monde d’une cruelle compétitivité et tant attaché à l’image, aujourd’hui survivre sans communiquer ?
Rendez-vous est pris fin mars 2019 pour découvrir quel architecte se cache si discrètement derrière un logo sobre et de grande classe. La veille au soir de la rencontre, un communiqué de presse parvient à la rédaction. Il est dédié à l’opération bureaux Vivienne, près de la place la Bourse. Ha, ce Vincent Eschalier aurait-il viré sa cuti ? Encore raté !
Le lendemain matin, dans une agence pas très grande mais ensoleillée, rue Martel à Paris. Dans la salle de réunion emplie de petites et précises maquettes ciselées à l’imprimante 3D, Vincent Eschalier s’avère être un jeune homme – 37 ans – au sourire avenant.
Sur une étagère, en bonne place, un Trophée, une coupe comme celles que l’on trouve dans l’armoire à récompenses d’un club sportif de village, avec le nom de l’équipe gravé dessus. Ici le nom est celui de l’agence, vainqueur d’un tournoi de rugby à 7 dans la catégorie Dodge Ball, une façon de jouer au rugby en courant beaucoup et sans se faire mal.
Un Trophée Dodge Ball ? Vincent Eschalier explique être à l’initiative d’un tournoi caritatif au profit d’associations diverses, la toute première à l’origine de l’évènement dédiée au Syndrome Kabuki, une maladie génétique rare. En quelques années, l’évènement s’est développé et accueille désormais d’autres associations et des parrains prestigieux, dont pour les connaisseurs Isabelle Ithurburu, journaliste et présentatrice du Rugby Canal Club sur Canal +, ou encore Henry Chavancy, capitaine de l’équipe professionnelle du Racing Métro 92 et parrain du Tournoi depuis les tout débuts.
Un architecte qui commence l’entretien en parlant de ses actions caritatives est un homme rare.
Mais le rugby ? Né en 1981 à Paris, Vincent Eschalier même s’il a passé l’ensemble de sa scolarité en Angleterre puis aux États-Unis aime à rappeler comme un badge d’honneur qu’il est du Cantal. Mais c’est en Angleterre, jusqu’à ses 18 ans, dans un collège «à la Harry Potter», qu’il découvre la passion du rugby. Passion – il fut toujours capitaine de ses équipes – qui le portera jusqu’aux portes du rugby professionnel, au Racing 92 justement.
Jusqu’à ce que les études d’architecture, chronophages, et les contraintes du sport de haut niveau, chronophages, et un système français sans souplesse ne l’obligent à choisir. Ce sera l’architecture et pour son diplôme, un projet pour le stade Jean Bouin à Paris, dont le concours, à la même époque, fut emporté par Rudy Ricciotti.
L’occasion de parler de stades. Vincent Eschalier connaît évidemment celui de Ricciotti et bien sûr celui de Christian de Portzamparc à Nanterre. Il se souvient aussi avoir joué au parc des Princes, le plus émouvant des stades selon lui. «Jean Bouin, ce sont 12 matchs par an, entre 20 et 25 matchs au Parc des Prince, peut-être 15 à la U Arena, il est dommage de n’avoir pas su mutualiser ces équipements», dit-il. C’est l’architecte qui parle. De fait, les exemples ne manquent pas de stades partagés entre plusieurs équipes professionnelles, parfois concurrentes, notamment aux Etats-Unis ! Pourquoi tant de stades de rugby à Paris ? Et encore la FFR voulait en construire un autre, sans compter le Stade de France. Est-ce rationnel ? Chez Vincent Eschalier, la passion n’empêche pas la lucidité.
Revenu en France en 2001, il est en 2007 diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure d’architecture de Versailles. Il complète sa formation en accéléré, comme un débordement sur l’aile : une année en Espagne puis en travaillant à Washington D.C., à Barcelone, à Londres, puis chez Studios Architecture à Paris où il collabore étroitement avec les équipes de Frank Gehry sur le projet de la Fondation Louis Vuitton. Enfin, il rejoint l’équipe de Sébastien Segers et Marc Newson. Le top niveau.
En 2009, il a 28 ans et vient de monter sa boîte quand il rencontre les deux associés d’Esprimm, une société de promotion immobilière fondée à peine dix ans plus tôt par Benoît d’Halluin et Emmanuel Basse, deux jeunes entrepreneurs avec un goût affirmé pour l’architecture. «A l’époque j’étais tout seul à Bagnolet. Ils me font confiance», raconte Vincent Eschalier. Assez rare pour être noté ? Ce n’est rien de l’écrire : 1 800m², un budget de 5M€, 17 lofts de 60 à 140 m² dans une ancienne fonderie rue d’Hauteville à Paris. «Ca s’est bien passé», raconte l’architecte.
La confiance est partagée et le jeune architecte et les jeunes promoteurs poursuivent encore aujourd’hui leur collaboration. «Ils furent parmi les premiers à voir venir les surélévations. Nous avons construit d’abord quatre maisons sur un immeuble en copropriété avant d’en réaliser une autre à Boulogne-Billancourt (92) au-dessus d’un immeuble de bureaux». Boulogne où la même équipe a encore livré en 2018, sur l’une des rares parcelles du secteur du Point du Jour, un immeuble de 19 logements en R+7 habillé de Corian blanc et noir.
«Ils respectent le métier d’architecte, mêmes s’ils sont très impliqués dans le projet», souligne Vincent Eschalier à propos de ces maîtres d’ouvrage atypiques et fiers.
Le premier chantier de l’agence concernait la réalisation de la galerie parisienne d’Emmanuel Perrotin, rencontré chez Marc Newson. «Je n’avais jamais mis les pieds sur un chantier», se souvient l’architecte. Chantiers sur lesquels, désormais parfaitement à l’aise vis-à-vis de ses interlocuteurs, il passe toujours beaucoup de temps. «J’ai dessiné 30 ou 40 bâtiments, il y en a un ou deux peut-être que je n’ai pas construits ; l’architecte est là pour construire», indique-t-il comme une évidence.
Largement diversifiée, l’agence peut s’enorgueillir aussi bien de l’aménagement de deux restaurants à Paris que de diverses surélévations complexes en Île-de-France, de la restauration d’un chai en Bourgogne ou de la réhabilitation d’une tour à La Défense, ou encore de la construction de bureaux de luxe et de résidences haut de gamme. A l’heure de la rencontre, l’agence compte une vingtaine de projets en cours à Paris.
Vincent Eschalier espère de son architecture qu’elle soit «sobre, élégante, intemporelle», ce qui est bien le moins. La sienne n’est en tout cas pas ostentatoire et c’est déjà beaucoup. Question de personnalité sans doute quand, durant l’entretien, Eschalier Vincent parle surtout des autres.
A l’agence le management procède d’un esprit anglo-saxon : pas de charrette, yoga le jeudi à 18h, cours d’anglais le vendredi à 9h, cours individuels de français pour les étrangers, le déjeuner de la vingtaine de collaborateurs payé par l’agence, tout le monde au même niveau.
«Il y a des ‘seniors’ qui prennent des décisions mais personne n’a peur de dire des conneries ou de faire des erreurs, l’important est de ne pas faire la même erreur deux fois. Cette liberté n’est rien d’autre qu’une demande de rigueur de la part des salariés», poursuit-il.
Les fameuses valeurs du rugby ? «Respect et générosité sont les deux mots de l’agence, autant pour le maître d’ouvrage que pour l’apprenti qui fait le curage», dit-il. «Je ne fonctionne pas au tableau Excel. Je ne sais pas si un projet est rentable ou pas, je sais qu’il faut y passer le nombre d’heures nécessaire pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé. Les clients ressentent cet engagement et reviennent», souligne l’homme de l’art. L’architecture n’est-elle pas un métier de service dont l’objectif premier est de satisfaire ses clients ? «Je n’ai jamais envoyé un book», dit-il.
Mais alors, ce communiqué de presse reçu la veille ? «Je n’étais pas au courant. Ce n’est pas moi qui l’ai écrit ni envoyé à quiconque, j’ai gagné un prix* et l’organisation s’est chargée de tout. Je me fiche de voir ma bobine dans les J.T. mais je comprends que gagner un prix fait plaisir aux clients et participe à la bonne réputation de l’agence».
Dit autrement, depuis tout ce temps qu’il reçoit ses projets via le bouche-à-oreille, question communication, il ne faut pas attendre trop d’efforts de sa part, même si quelqu’un à l’agence doit désormais s’en occuper. Ce n’est pas manque d’ambition. S’il tient à conserver une agence à taille humaine, c’est-à-dire selon lui une équipe d’environ 15 à 20 personnes, son rêve professionnel est de diriger une telle agence à Paris, une autre à New York et une troisième à Sydney, Australie. «Il ne faut pas avoir peur de se dire que c’est possible», explique-t-il, à raison.
Bien sûr qu’il s’intéresse à la commande publique. Il sait aussi qu’il arrive de l’angle mort du terrain – ‘from left field’ disent les Anglo-Saxons – mais n’en multiplie pas moins les références, dans l’enseignement catholique notamment. Une école, puis une autre puis une autre. «Un stade, une piscine, un gymnase, un musée, nous savons le faire», affirme-t-il sans forfanterie, au service des autres.
D’ailleurs, il a entre-temps passé ses diplômes d’entraîneur.
Christophe Leray
*Prix de la meilleure réhabilitation tertiaire aux ADC Awards 2019