La chapelle des Récollets affichait complet le 6 juin 2019. Architectes, ingénieurs et étudiants étaient au rendez-vous d’une conférence, riche d’enseignements, donnée par Christian de Portzamparc, à l’initiative de l’association Bétocib. Bien plus que d’architecture, le vieux couvent a résonné de l’histoire et des liens que l’architecte entretient depuis toujours avec le béton. Compte-rendu.
Les conférences organisées par Betocib tout au long de l’année convient architectes, urbanistes, maîtres d’ouvrage, industriels… pour s’entretenir du «béton». Pourtant, ce soir-là, Christian de Portzamparc était seul sur scène pour présenter une infime partie de son œuvre. Non pas que l’homme de l’art ne voulût pas partager les honneurs mais sa présentation autour de ce thème a balayé les champs des possibles d’un matériau à la fois évident, sensible, technique et toujours controversé.
Le récipiendaire des Prix national de l’architecture 1993, du Prizker Prize 1994, membre d’honneur de l’American Institute of Architects, Grand Prix National d’urbanisme 2006 et depuis l’an dernier lauréat du Praemium Imperiale japonnais fut introduit au public, ravi, par Etienne Tricaud, architecte, ingénieur et surtout Président de l’instance invitante.
Ce dernier a convoqué Churchill «we shape our buildings thereafter they shape us» et l’urbaniste danois Jan Gehl qui précisait «we shape the cities thereafter they shape us». Etienne Tricaud a montré comment Christian de Portzamparc avait fait sien cet adage en créant «des vides magnifiques et le décor visible et rationnel quand il construit des salles de spectacles, musées, cadre de vie ou de quartier, ou comment il fait exister les vides par un travail subtil de sculpture des pleins, c’est-à-dire des masses bâties qui encadrent les vides».
Les présentations faites, il fallut rentrer dans le vif du sujet, tant l’impatience de ceux qui avaient fait le déplacement était palpable, anticipant les confidences et les secrets de fabrication qui allaient être révélés dans l’antre du vieux couvent.
L’entame fut, logiquement, beaucoup plus pragmatique. Tout l’enjeu était ici de poser la question de la légitimité du matériau et de la forme. L’architecte préfère d’ailleurs évoquer son matériau phare en termes holistiques et il sera question de nombre d’éléments qui s’entremêlent, s’entrechoquent, se contredisent mais qui, à la fin de l’histoire, finissent toujours par être d’accord.
Avant de décoller pour Rio de Janeiro, Suzhou ou Casablanca, le maître opéra un retour aux sources, moins anodin qu’il n’y paraît, rappelant sans doute plus à l’attention des étudiants présents que la modernité était née du béton de ciment imaginé par Louis Vicat au XIXe siècle, bien que certaines techniques étaient connues depuis bien plus longtemps.
Comment évoquer la matière sans parler de Loos et de la suppression de l’ornement, des volumes de Le Corbusier, des maisons blanches de Mallet-Stevens, de la fascination de Claude Parent, et des désaccords ancestraux opposant les amateurs d’une architecture mixte faite de métal et de béton, parfois de verre, et les puristes d’une conception à béton visible. Car le béton déchaîne toujours les passions.
Il permet de créer une architecture aux volumes complexes qui laissent pénétrer la lumière et ses jeux d’ombres. Christian de Portzamparc constate que les modes de production de l’architecture ont fait perdre la question de la matière «en produisant une architecture de composants clippés perdant de vue l’importance du travail manuel et de la spécialisation des ouvriers».
Car, s’il ne perd pas une occasion de citer les ingénieurs qui l’ont soutenu et aidé dans ses projets manifestes, il souligne que «le béton se travaille in situ». L’occasion de se remémorer l’un de ses premiers projets pour la Régie Immobilière de la Ville Paris, les Hautes-Formes, conçu avec les ingénieurs de l’entreprise Léon Grosse. «Tout ce qu’on dessine est rapidement analysé et discuté. Il en résulte un apprentissage rapide et formidable sur la rationalité et la simplicité de la construction béton», dit-il.
A la Cité des Arts de Rio, le projet architectural était sculptural autant que structurel, et complexe car tout en courbes. Le dialogue avec les entreprises a permis d’opter pour un béton post-contraint pour mettre en œuvre le bâtiment. Si de ce côté-ci de l’océan, la technique est difficile à mettre en pratique et coûteuse, les entreprises brésiliennes en maîtrisent parfaitement le processus qui consiste à tendre les câbles insérés dans les bétons une fois la structure complètement installée.
«Nous avons des portées de 35 mètres avec 1,5 mètres d’épaisseurs de poutres, c’est assez grisant de dessiner ces immenses portées. C’est passionnant», s’émeut l’homme de l’art, admettant aussi que l’exploit a été rendu possible grâce à la rapidité des calculs de structure que l’informatique permet aujourd’hui : «le calcul permet de dominer la matière».
Dans un pays où les chantiers s’arrêtent quand les caisses sont vides, le temps a joué en sa faveur. Lors de la construction, pendant un an, l’architecte a donc pu expérimenter avec ses ingénieurs locaux différents coffrages pour les voiles de bétons courbes qui composent le bâtiment.
«La qualité visuelle s’imposait, l’entreprise a choisi des coffrages glissants, ce qui a donné une stratification de coulages accentuée dans le temps, comme des lits de terre, issue du travail successif du coulage du béton. Nous n’aurions pas pu le réaliser sans le temps», raconte Christian de Portzamparc.
Le béton est une matière éminemment poétique et sensuelle, à Rio et ailleurs. Il donne la matérialité aux volumes comme terrain d’expression de la lumière. Finalement, chacun comprit que l’architecte aime à expérimenter toutes les possibilités du béton, la préfabrication par exemple qui permet de proposer des volumes inédits, comme un cône incliné à la Cité de la Musique pour loger la technique des salles. A Lille, le volume de la tour en «L» est né avec la matière car il n’y avait pas la possibilité de points porteurs au-dessus des voies, contrairement au bâtiment voisin de Claude Vasconi.
Si le béton est au service des structures et de la forme sculptée qui découle des bâtiments, c’est aussi un matériau qui décuple les effets de surfaces, à condition d’être présent sur le chantier tant est grande avec le béton la part de hasard. Souvent, c’est sur place que tout se passe. «On est là, on a l’idée, il y a de l’imprévisible», dit l’architecte en évoquant les coffrages des Champs-Libres à Rennes, moulés avec des cartons, les bétons tachés de la Villette récupérés en sablant les voiles. A Fukuoka, ce sont des tesselles de céramique qui ont été insérées dans les bois du coffrage et à l’ambassade de France à Berlin, le béton a été bouchardé pour travailler le thème du socle.
Le matériau est farceur. Si la laitance est mal enlevée par exemple, le béton ne sera pas homogène et vieillira très mal. La matière reste difficile à amadouer pour les entreprises. «A Montpellier, dans les jardins de la Lironde, nous avons travaillé les reliefs dans le voile en posant des éléments de béton sur les coffrages en bois, ce qui a créé des creux. Pendant un temps très court, le béton est désactivé, on l’a lavé pour enlever la laitance».
Tout au long de la soirée, il a aussi été question d’une architecture mixte, ancrée dans des contextes différents. Christian de Portzamparc a emmené son auditoire à New-York en s’exprimant sur la verticalité, ou en Chine, dans la ville nouvelle de Suzhou, où le chantier pour un centre culturel en forme de ruban infini de métal créera une ballade avec vue sur l’un des plus grands lacs du pays, avant d’évoquer son projet de Casablanca autour de la vaste place Mohammed V conçue dans les années 20 par l’urbaniste Henri Prost.
La conférence fut riche d’anecdotes, peut-être pour certaines exclusives. L’architecte le dit d’ailleurs : «il est rare de parler de ces détails constructifs en conférence car ils sont longs à expliquer, alors que le travail sur les bétons, qui prend des semaines, c’est excitant, c’est amusant».
L’attention de tous d’un bout à l’autre de l’intervention de l’homme de l’art constitue la preuve que la technique, parfois grande oubliée des conférences publiques, peut se révéler passionnante.
Alice Delaleu