C’est l’histoire de trois architectes catalans, nés au début du XXe siècle, diplômés en 1928 de l’école d’architecture de Barcelone. Ayant connu l’exil, ils sont revenus sur leur terre, pour y construire leur seule et dernière œuvre collective. C’est l’histoire des architectes modernes de Barcelone, Josep Lluis Sert, le plus international, German Rodriguez Arias, le plus méditerranéen, et Sixte Illescas, le grand oublié.
C’est trois-là se sont rencontrés à l’école d’architecture. Ensemble, et avec Torres Clavé (décédé en 1939 sur le front républicain durant la Guerre Civile), ils avaient fondé le groupe moderne espagnol des CIAM, le GATEPAC. Ils ont construit entre 1930 et 1939 des immeubles de rapport et proposé des projets urbains ambitieux, tels la Cité de repos et de vacances ou encore le plan Macia avec Le Corbusier dans une Espagne démocratique, bien qu’instable.
Leur modernité n’était pas machiniste uniquement, elle était liée à leur Méditerranée, lieu de leur naissance. La revendication de ce lien avec l’architecture vernaculaire apparaît dès 1932 avec la première maison sur Ibiza de Rodriguez Arias et leur revue A.C, laquelle, dans chaque numéro, quand le numéro entier n’y est pas dédié, évoque les îles et cette architecture «sans architecte et sans style»*.
Ces trois-là sont séparés par la guerre civile. Sert rejoint les Etats-Unis en 1939, après être passé par Cuba depuis Paris où il a réalisé le Pavillon espagnol de l’exposition de 1937. Rodriguez Arias partira d’abord au Mexique puis au Chili où il réalisera notamment, avec et pour Pablo Neruda, la maison de la Isla Negra. Seul Illescas, ne pouvant laisser seules sa mère et sa sœur, restera à Barcelone. Les trois «séparatistes rouges» ont été interdits d’exercice professionnel, cinq ans pour Illescas et à vie pour les deux exilés.
Tous les trois se retrouveront pourtant presque tous les étés à partir de 1965, à Ibiza. Rodriguez Arias est rentré en 1957, les antécédents politiques comptent encore et l’île est un refuge pour l’architecte. Cette île représente encore l’architecture moderne, aux formes pures, traditionnelles où la construction répond aux besoins de l’homme et à la terre. A partir de rendez-vous estival, enfin réunis, ils réfléchissent à y réaliser leur pied-à-terre. Faute de candidat, Rodriguez Arias parvient même à obtenir le poste d’architecte municipal.
Dans un premier temps, ils aménageront leurs appartements dans la vieille ville d’Ibiza entre les muraillers et le quartier des pêcheurs, Sa Penya. Puis, ils construiront leur seule œuvre collective à la fin de leur vie, l’urbanisation de Can Pep Simó. Sixte Illescas, qui construit peu depuis la guerre, déléguera à son fils Albert, qui finit ses études, la réalisation de sa maison.
Sur les terrains achetés par un Barcelonais, Manuel Font, sur les hauteurs de Punta Martinet, Rodriguez Arias est chargé de proposer le plan pour une urbanisation. Les terrains sur une pinède de pins blancs ont une vue imprenable sur la baie de Talamanca, la vieille ville d’Ibiza et l’île de Formentera en toile de fond. Afin d’ouvrir l’appétit des investisseurs, Font offre en 1965 un terrain à chacun des trois architectes pour qu’ils construisent leur maison.
Rodriguez Arias s’est occupé des normes de construction : maintenir la végétation existante, interdiction de clôturer les parcelles, rues étroites (4-5m) ondulantes pour éviter les murs et les excavations, murets de pierres de 40 cm de haut couronnées de chaux blanche, accompagnant le tracé des rues et disposant de l’éclairage public. La dernière règle, et non la moindre, contrôler la qualité architectonique et poser son véto «aux horreurs»**.
Sert construira sept maisons, dont la sienne. Il réalise des maisons modernes avec les techniques traditionnelles et en accord avec la nature. Toutes les maisons, composées de volumes simples, s’ouvrent avec une vaste terrasse sur la mer, et chaque espace doit disposer d’une fenêtre donnant sur la baie. Rodriguez Arias a réalisé la maison blanche, et Albert Illescas, celle de son père, la seule intégralement blanche.
Chaque maison est intégrée dans le paysage, la pinède les protège. Accompagnant la pente du terrain, elles se distinguent à peine depuis la rue. Le système de ruelles les rend, pour certaines, invisibles depuis la rue. Elles reprennent l’architecture traditionnelle de murs ocre, qui rappellent la terre d’ibiza. Les soubassements et les arêtes sont soulignés à la chaux blanche. Aux œuvres de Sert, Rodriguez Arias et Illescas, ce sont ajoutées d’autres maisons, œuvres des architectes modernes de l’île, comme Erwin Broner, ex-étudiant du Bauhaus qui s’est installé sur l’île en 1934, et qui y a réalisé près de 25 maisons dont la modernité s’inscrit dans la tradition constructive de l’île***. En tout ce sont quinze maisons modernes que les trois compagnons auront réalisées ou autorisées.
Aujourd’hui, autour des maisons des trois hommes de l’art, des verrues extravagantes bling bling ont poussé. Punta Martinet est une banlieue chic d’Ibiza. Aussi s’il vous prend l’envie d’essayer de distinguer l’urbanisation depuis les remparts de la vieille ville d’Ibiza, vous ne verrez pas l’œuvre de Sert & Co. Par contre, vous pourrez les imaginer en reconnaissant le clinquant du voisinage.
Les trois architectes ont passé leurs étés à Ibiza jusqu’au décès de Sert en 1983. Celui-ci est enterré à Jésus, le village dont dépend Can Pep Símo. Il voulait reposer au soleil et sur son île d’adoption. Rodriguez Arias et Illescas sont décédés en 84 et 86 à Barcelone.
Si vous allez à Ibiza, allez faire un tour à Cap Pep Simó, et sachez que la maison d’Illescas est à louer. Vous aurez comme voisins, la maison de Sert, qui appartient encore à la famille, et la maison Jutta également de Sert…
Julie Arnault
* GATEPAC, « Raíces mediterráneas de la arquitectura moderna », A.C., n.18, 1934.
** Albert Illescas, Sixte Illescas, arquitecte- de l’avanguart al oblit, Barcelona, COAC, 2013
*** Son appartement-studio, dans le quartier de Sa Penya, est ouvert au public.