Le 24 avril 2003, l’architecte japonais Tadao Ando a offert dans le cadre des Entretiens de Chaillot une conférence exceptionnelle dans la salle Boris Vian, archicomble, de la Grande Halle de la Villette. Voici les principaux extraits de son intervention.
Préambule
C’est grâce à l’initiative de l’IFA (Institut français d’architecture) en 1982 que j’ai eu un écho au Japon et que j’ai pu débuter ma carrière. En effet, autodidacte, c’est grâce à cette reconnaissance que les Japonais, surpris, m’ont passé mes premières commandes. J’étais un petit architecte mais j’ai toujours été sincère (ndr : l’humour de Tadao Ando se perd souvent dans la traduction. A cette occasion par exemple, la salle reste de marbre mais les japonais sourient. Plus tard, quand la salle sourit, les japonais rient franchement). Mon rêve était résumé dans l’architecture et, en cela, je voulais consumer ma vie.
En 1965 (ndr : Tadao Ando avait alors 24 ans et il précise avoir fait tout le voyage en train via le Transsibérien), je décidai que je voulais voir les oeuvres de Le Corbusier et le rencontrer car j’avais lu un livre à son propos quand j’étais jeune et j’avais été bouleversé par ce qu’il faisait. Ce ne fût pas possible de le rencontrer – il était mort – mais je le considère comme mon maître spirituel. Je fus frappé en France de découvrir une architecture moderne insérée dans l’architecture ancienne. Je rends grâce à André Malraux, alors ministre de la Culture, d’avoir su encourager l’architecture moderne et la préserver.
L’île Seguin est le point de départ de tous les mouvements ouvrier en France. Il s’agira d’un musée suspendu sur des pilotis – que j’appelle une navette spatiale et qui se reflétera dans les eaux de la Seine – ce qui permet la création d’une place en dessous. Si tout va bien, nous débuterons le chantier l’année prochaine. L’espace d’exposition sera couvert d’un verre spécial.
«Que peut signifier l’architecture dans le monde actuel ?»
Les débuts à Osaka
Je fus influencé par une maison particulière d’Osaka. C’est à cause d’elle qu’est venue l’idée que l’architecture représente des rêves et des pensées. Je vis à Osaka, dans ce «boxon» (ndr : mot de l’interprète, celui de Tadao Ando fait éclater de rire les Japonais). Osaka est une ville désordonnée qui fut rasée en 1945 mais reconstruite ensuite sans plan, sans schéma urbain. En 1969, j’ai conçu mon premier projet (ndr : trois tours d’une vingtaine d’étages reliées ensemble), sans commande, comme Le Corbusier, avec déjà des jardins suspendus. Je voulais construire une ville verte.
Comme toujours, les jeunes (j’avais 30 ans) ne sont pas écoutés. Je revis donc ma copie. Mais j’essuyais un nouveau rejet – je n’étais même pas convoqué à l’entretien – et j’ai donc décidé alors de faire des choses plus petites mais qui correspondaient mieux aux univers dont je rêve.
Un poème de Samuel Ullman (ndr : 1840-1924, poète américain très connu au Japon) débute ainsi : La jeunesse n’est pas un moment de la vie, c’est un état d’esprit. Je crois également que la jeunesse est conditionnée par les rêves que l’on a, quel que soit l’âge. Je serais toujours jeune et je pourrais ainsi embêter le monde.
Finalement ma première réalisation fut une minuscule maison pour une famille de trois personnes. Un peu plus tard, des jumeaux sont nés dans cette famille. J’ai compris que les projets ne pouvaient être justes à tous moments. J’ai donc racheté cette maison qui est devenue mon bureau. Puis j’ai rajouté des pièces, au dessus, sur les côtés et étendu le bâtiment. J’ai beaucoup appris en modifiant cette première oeuvre (ndr : c’est l’occasion pour Tadao Ando d’une première digression puisqu’il parle alors des «gros» architectes américains incapables de monter ses escaliers puis il parle de son chien – nommé Le Corbusier à cause des ses tâches brunes qui lui rappelle une chaise longue dessinée par lui – précisant qu’il le consulte avant d’accepter ou non des clients, «il aboie quand ils sont mauvais». Les Japonais dans la salle rient aux larmes).
[A ce moment, Tadao Ando s’aperçoit que ses diapos sont mélangées et qu’il ne peut plus suivre le fil initial de sa conférence. Elle sera donc décousue, Tadao Ando passant du coq à l’âne en fonction des images]
Ce qui reste gravé dans la mémoire de l’homme n’est pas conditionné par sa taille. Ainsi j’ai conçu quelque chose simplement avec la lumière de l’eau (ndr : temple sur l’eau) ou la tâche de lumière dans une église (ndr : une croix dans Eglise de la lumière). C’est cette tâche qui reste gravée dans la mémoire.
Ce pont rejoint Kobe à l’île de Awajishima. Il fait quatre kilomètres de long, c’est le plus long pont suspendu au monde. Il y a deux kilomètres rien qu’entre les deux piliers. Ces constructions doivent être belles, fonctionnelles et donner un sentiment de sécurité. La tâche est bien lourde.
(ndr : La photo de Tadao Ando n’est pas la même que celle présentée ici, la sienne présente une vue aérienne de la ville dévastée prise quelques heures après le terrible tremblement de terre de juillet 95) Après le séisme de Kobé, qui a fait plus de 6000 morts, on est obligé de réfléchir sur la sécurité dont on est responsable quand on est architecte.
Le Japon a pris pour modèle la société américaine caractérisée par une consommation de masse. Le Japon continue de construire sans organisation urbaine. Je ne sais pas si le pays pourra continuer comme ça longtemps. Sur une photo aérienne de Tokyo, on dirait un dépôt d’ordures, conséquence de cette consommation de masse. Les Japonais sont réservés et timides mais ils s’expriment trop en construisant leurs maisons, ce qui donne une impression de chaos. Cela rappelle une oeuvre de César qui disait : «le monde sera rempli de déchets industriels». Cela confirme le caractère urgent de s’éloigner du modèle américain. J’avais montré à César un dépôt d’ordure en pyramide qui confine à l’art. Mais ce n’était pas une création, seulement une conséquence devenue «paysage».
L’eau et la lumière. Je voulais créer une liaison entre l’intérieur et l’extérieur mais en confondant le paysage avec l’intérieur de l’église.
Ce musée d’art contemporain est situé à côté du musée Kimble à Dallas. C’est une région aride et nous voulions proposer à cet endroit une oasis culturelle qui soit une vraie oasis. Du coup, avec cinq pavillons construits sur l’eau, nous avons un musée flottant.
L’environnement
Au Japon, on trouve des montagnes de déchets et des cicatrices de la nature. Ainsi a-t-on pris de la terre dans la montagne pour remblayer les îles artificielles ; c’est comme cela que l’on inflige des blessures à la nature. Nous avons donc décidé sur l’île d’Awajishima de couvrir une zone massacrée – c’est cette terre qui a servie de remblai pour l’aéroport d’Osaka de Renzo Piano – avec un complexe hôtelier et des espaces verts.
La première urgence était de couvrir le site de plantes car il faut compter cinq ans pour un projet et trois ans de construction. Il est donc important de mettre les arbres en premier. Ainsi de 10 cm, ils auront atteint quelques mètres en quelques années et quand l’hôtel sera construit, il y aura déjà de la verdure.
Le parc de Vancouver (Canada) est un autre exemple. Il fut construit dans une ancienne carrière en utilisant 1% du bénéfice des entreprises pour restaurer le site. Aujourd’hui il reçoit plus de trois millions de visiteurs par an. Autre exemple, une photo de 1903 montre au Japon une montagne de plus de 1000 mètres d’altitude totalement «déforestée» et chauve. Le projet de replantation a débuté en 1907 et c’est aujourd’hui un paysage «naturel» et boisé. C’est le leitmotiv de mes projets : on commence par planter les arbres. En trois ans c’est vert, en cinq ans c’est boisé.
Sur un autre projet, j’ai couvert les toits de parterres fleuris de 4m² en mémoire des défunts du site. L’architecte doit toujours penser à l’environnement des ouvrages. Ainsi le Réseau vert Hyogo qui consistait à planter 250.000 arbres à fleurs blanches de façon à relier les zones sinistrées de Kobé. Quand ces arbres fleurissent, on pense à la catastrophe et chacun doit prendre conscience de construire une ville sûre. Toute la ville sera blanche et on en parlera.
Conclusion
Près de Kobé, il y avait une toute petite surface constructible de 16m². J’ai donc construit une maison carrée de 4m x 4m en empilant des cubes, le séjour se trouvant au quatrième étage. Dans un espace réduit on peut donc faire beaucoup de choses intéressantes.
Le message que je veux transmettre est : je mets le meilleur de moi-même dans chacune des oeuvres que je construits. Aujourd’hui les gens se déplacent de plus en plus dans le monde, il y a donc une multitude d’échanges. J’aimerais donner des indications sur ce qu’un architecte peut contribuer pour la société humaine.
Pour tous ces gens, je veux exprimer une richesse que j’ai ressenti et leur donner la sensibilité qui m’est très chère.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 6 mai 2003