Nous avions laissé le jeune auteur Mathieu Bablet, dont la bande dessinée – Shangri-La – est déjà une référence, après la visite de son exposition nantaise dans le cadre des Utopiales 2019. Quelles sont ses références architecturales ? Que nous dit-il de l’avant-garde ? Entretien.
Mathieu Bablet est un jeune auteur de bandes dessinées originaire de Grenoble et diplômé de l’ENAAI (Enseignement aux Arts Appliqués & à l’Image) de Chambéry. Très vite, il est repéré par Guillaume Renard, alias RUN, créateur en 2009, du Label 619 chez Ankama (Une maison d’éditions spécialisée en albums de B.D. mais historiquement un studio de création de jeux vidéo).
Dessinateur et scénariste de bandes dessinées, RUN aime la S.F. des années 1950, les films d’horreur, les Pulps et les Comics, tout comme Mathieu Bablet. Il était logique que ces deux-là se rencontrent et que cela fasse des étincelles.
La première date de 2011 et s’intitule La Belle Mort. Cette histoire de science-fiction postapocalyptique, où des jeunes gens survivent aux humains et à des espèces d’aliens dans un monde urbain en friche, est un coup d’essai concluant pour RUN et l’auteur. En 2016, la seconde étincelle est un vrai incendie. Aux accents posthumanismes et à l’ambiance orwellienne (1984) Shangri-La s’écoule à 75 000 exemplaires.
L’histoire de ce «space opera» se situe dans un futur où les humains vivent dans un vaisseau spatial après avoir rendu la Terre inhabitable. Un groupe d’habitants de l’USS Thianzhu tente de s’émanciper du pouvoir et découvre toute une série d’actions cachées par le gouvernement et par des scientifiques. Ces derniers développent un projet qui pourrait changer la face du monde. Au-delà de l’intrigue et du trait du dessinateur, le soin porté au cadre de vie et aux ambiances architecturales ne laisse pas indifférent.
Dans la précédente chronique de l’avant-garde*, nous avions parlé du travail graphique et des dimensions plastiques de l’œuvre de Mathieu Bablet exposée à Nantes dans le cadre du Festival de Science-Fiction Les Utopiales 2019. Il semble en effet que les auteurs de bandes dessinées de science-fiction possèdent de grandes facultés de projection quant à notre avenir architectural. A une époque où l’architecture d’avant-garde trouve très rarement une issue dans la construction, de moins en moins de place dans les revues spécialisées et est trop rarement présente dans les musées, la bande dessinée devient le dernier espace où cette architecture prospective peut s’épanouir.
Chroniques d’architecture : Quelles sont vos sources d’inspiration pour dessiner vos architectures anciennes, actuelles et prospectives ?
Mathieu Bablet : Mes sources d’inspiration sont assez variées, et ont presque tout le temps comme accroche des lieux que j’ai visités. J’ai eu la chance de faire de nombreux voyages et beaucoup de paysages et de villes existantes sont de grandes sources d’inspiration. En particulier les villes asiatiques du Japon et de la Chine me fascinent. Les câbles électriques apparents, l’enchevêtrement de structures, le côté fourmillant … sont autant d’éléments qui peuvent se retrouver dans mon travail, en particulier dans La Belle Mort (2011).
Je pourrais aussi citer les ruines grecques, mais aussi jordaniennes dans Adrastée (2013-14), ainsi que des temples indiens que l’on peut trouver à Orchha … et même les montagnes proches de Grenoble. Quant à Shangri-La, le but était de donner un côté anxiogène et un peu claustrophobe à la vie dans la station spatiale. Aussi mes recherches graphiques se sont concentrées sur la vie souterraine des lignes de métro, les « mall » géants que l’on peut trouver en Asie ou aux USA, etc.
Ces influences sont la plupart du temps photographiées ou dessinées afin de constituer des banques de données dans lesquelles je peux piocher à l’envi. Je dirais donc que c’est avant tout le plaisir d’observer le monde qui m’entoure qui me donne envie de dessiner tel paysage ou telle architecture.
Connaissez-vous le travail de l’architecte Didier Fiuza Faustino ? Notamment sa tour à usage individuelle «One Square Meter House»? A la lecture de Shangri-La, les logements de la colonie y font penser …
En effet pour Shangri-La, au moment de chercher comment représenter le fait que les citoyens de la station choisissaient de sacrifier leur liberté individuelle, je me suis inspiré de la One Square Meter House pour créer des espaces de vie minuscules mais fonctionnels.
Envisagez-vous de faire des films d’animation et/ou des «animés», des films réalistes ?
Le rapport aux films d’animation ou en prises de vues réelles est quelque chose qui m’a toujours intéressé. Néanmoins, pour voir d’un peu loin comment se crée un film, quelles sont les contraintes économiques et artistiques propres à cette industrie, je sais que le médium qui me permet de m’exprimer de la manière la plus libre possible reste la bande dessinée.
C’est un peu un art de niche, qui coûte peu cher à produire, de telle sorte que toutes les expérimentations sont permises, avec pour seule limite celle de son imagination. Pour toutes ces raisons, je préfère pour l’instant me concentrer sur la bande dessinée, nous verrons plus tard pour le reste.
Avec des sujets comme la vie quotidienne dans un vaisseau spatial, voire la colonisation spatiale, le temps, l’éternel retour de l’humain (l’homme après avoir créé dieu, le remplace), comment explorez-vous la notion d’avant-garde ?
La problématique de l’avant-garde est quelque chose qui occupe mon esprit très régulièrement pendant que je travaille. La bande dessinée est un art énergivore et solitaire, c’est un fait. Il faut beaucoup de motivation pour venir à bout de centaines de pages de dessin. Ce qui me motive est la conviction d’apporter un regard nouveau, un objet artistique qui sortira du lot et se démarquera de ses pairs.
C’est un sentiment assez ambivalent, dans la mesure où il faut reconnaître que la plupart du temps, en tant qu’artiste, on est le pur produit de nos influences, et que l’on s’inscrit invariablement dans son époque. Je pense qu’il faut accepter cet état de fait, tout en essayant de repousser un peu les bords du cadre.
Cette recherche d’avant-garde se traduit d’abord graphiquement, avec une tentative de proposer des personnages qui ne ressemblent pas à un autre style, des couleurs qui ne ressemblent pas à un autre livre.
En ce qui concerne les sujets que j’aborde dans mes livres, c’est pareil ! Ce sont à chaque fois des grands concepts qui visent à parler de l’humain, de son rapport aux autres, à son environnement, à la mort, etc. et qui ont déjà été abordés maintes et maintes fois. Pour autant, je tente de proposer quelque chose de différent, même si le résultat final n’atteindra peut-être pas cet objectif. Il faut quand même essayer.
Parler du futur aide en tout cas à rester dans cette dynamique d’avant-garde, en essayant d’aller au-devant des problématiques futures. Je pense notamment à la question du spécisme dans Shangri-La, qui va devenir de plus en plus importante à l’avenir, j’en suis sûr.
Propos recueillis par Christophe Le Gac
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