A Corona City, pourquoi devrions-nous encore nous réunir en un même lieu pour travailler ensemble ?
Corona City, 2022
Avant le « Grand Confinement » de 2020, les travailleurs et travailleuses des agences d’architecture, mais pas que, se rendaient chaque jour au bureau plus ou moins gaiement, plus ou moins efficacement. Parmi eux, tous ceux qui n’avaient pas la chance, ou l’envie, d’habiter à 15 minutes à pieds ou à vélo de leur job.
Quand, soudain, tous furent mis d’office au télétravail. Ce qui n’était alors qu’une sorte de légende urbaine devint réalité pour les employés des cabinets et studios, lesquels ne s’en trouvèrent finalement pas mécontents.
Passé l’appréhension des premiers jours et l’épreuve du branchement des câbles sous la table du salon, le ‘grouillotariat’ pouvait désormais goûter à la douce liberté de l’organisation personnelle de sa journée de travail, et le patronat à la possibilité de se livrer enfin à une tache de 2h sans être interrompu par trois collaborateurs en peine.
Grâce aux outils digitaux et technologiques, entre plages horaires à peu près déterminées et pauses vaguement syndicales, l’expérience de la visio-conférence assurait le suivi des dossiers de l’agence en même temps que le lien social nécessaire en cette période d’exfiltration forcée de la vie.
Pour les autres, le boulot c’était toujours le boulot. C’est vrai que l’agence D&D AU n’avait pas eu le temps de chômer, malgré la mise à l’arrêt de quatre chantiers. Il y avait le PRO de Knock-le-Vieux à finir, le PC de Trégazon à anticiper, sans compter une étude pour le macro-lot « Laurel & Hardy » dans le Lubéron. Même le concours international pour la réhabilitation de l’ancien tri-postal de Freudenstadt dans le Bade-Wurtemberg, 252 M€ de travaux quand même, contre quatre équipes de folie en plus, prenait doucement place au cœur du planning de l’agence, qui conceptualisait en direct le « concours hors-les-murs ».
Finalement, dans toute cette émulation, seule la charrette semblait ne pas avoir été déportée à la maison. Peut-être attendait-elle sagement confinée à l’agence le retour des équipes, moins pressées qu’en apparence de reprendre la route à 8h45 pour poser leur séant à 9h30 tapante devant un écran qu’elles ne devraient plus quitter avant 19h, sauf pour un pad thaï à emporter englouti entre 13h18 et 14h02.
Sans que personne ne sache bien à quel moment s’est opéré le glissement, le travail a doucement transmuté d’un état spatial, « au bureau » ou « à l’agence », vers un état temporel. Une autre donnée fondamentale, la sociabilité, avait, elle, trouvé une façon de s’adapter, quel que soit le canal choisi pour se voir, en respectant la désormais obligatoire distanciation entre les individus. Si le temps remplace l’espace, le lieu de travail devient-il obsolète ?
Toujours est-il que quelques mois plus tard, face pourtant à cabinet confiné moins longtemps car danois, l’agence avait remporté le concours germain tout en limitant drastiquement les heures supplémentaires de l’équipe alors installée entre Cergy-Pontoise, Loix-en-Ré et Cargese.
Lors de la fête de post-confinement / concours lauréat, une idée saugrenue avait fait son apparition dans la tête des associés, rassurés de voir leur chiffre d’affaires de l’année reprendre un peu de couleur. Même les architectes à l’interface du projet, pour qui la communication immédiate est primordiale entre chaque acteur présent en un même point, avaient réussi à se passer d’un lieu de travail.
Pourquoi alors investir autant d’argent dans l’aménagement des bureaux s’ils ne semblent plus nécessaires ? La disponibilité temporelle ayant remplacée la disponibilité physique, la question a priori absurde leur paraissait soudain bien moins farfelue…
Paris, 2019, une tour de bureaux quelque part sur la dalle de la Défense
Dans l’ère pré-COVID, portés par la bulle WeWork, les investisseurs spécialisés dans les actifs de bureaux avaient misé à grands frais sur l’aménagement intérieur des espaces de travail pour attirer les plus belles signatures entre leurs murs. Pour éviter la fuite des cerveaux, des panels de barbus en chemises à carreaux et dames en jupe-sneakers avaient été auditionnés afin de mieux connaître leurs attentes quant à leur lieu de travail.
Quelques mois plus tard et des millions d’euros en moins pour la start-up, le travailleur du futur fût d’abord épaté de travailler entre un aquarium et une plante grasse. C’est beau la nature au travail. Très vite, la joyeuse équipe déchanta. Pour le coworking à côté de Bubulle, il fallait arriver avant 9h15, sans parler de la place sur le canapé à gros coussins prise d’assaut dès l’ouverture du bureau. A 10h, tout était pris, la jauge remplie à son maximum et il en arrivait encore ! Il fallait pour le retardataire assurer sa réunion avec son manager dans un recoin à côté de la machine à café, puis rentrer télétravailler, sans Bubulle. Les start-up markettaient leurs nouveaux bureaux en coworking pour appâter le chaland, qui déchantait vite.
Néanmoins, le télétravail avait déjà quelques adeptes, ceux qui avaient un peu de mal à se concentrer en société notamment, les pas-trop du matin, les « qu’est-ce qu’on mange ce midi ? » de 11h45, les sociétaires de l’amical du bistrot du coin, … Sans pour autant délaisser la productivité et l’efficacité, le télétravailleur reprenait simplement la main sur sa relation au travail qui devenait une série de choix plus qu’une addition de contraintes. Les télétravailleurs heureux étaient les confiants en eux et en leur hiérarchie quand les autres turbinaient sur leur chaise, souvent la même d’ailleurs. C’était à se demander pourquoi il leur avait été donné la possibilité de se mouvoir et de changer de hauteur de vue.
Profitant de nouvelles libertés, le télétravailleur construisait sa relation au travail en combinant à l’envi son temps, ses moments individuels ou collaboratifs, à distance ou en présentiel, et le tout dans une grande diversité de lieux, et pas toujours dans un bureau sans âme.
Une étude menée par CBRE en 2015* allait d’ailleurs a posteriori se révéler intéressante pour Corona City.
« Le travail dépasserait l’échelle des locaux de bureau pour atteindre celle du territoire. Le travail ne serait ainsi plus incarné par un lieu mais un réseau de lieux aux services digitalisés et, surtout, par une multitude d’activités, qu’elles soient virtuelles ou physiques. Aller « au bureau » serait significativement moins fréquent qu’aujourd’hui mais constituerait une expérience collaborative rare et de premier ordre pour ces utilisateurs de demain », expliquait l’étude.
Dès lors, l’analyse amenait à suivre Nina, en 2040, entrepreneuse en « flexwork », le télétravail de demain. Parfois, elle se rend dans le campus CoCity, afin de voir un peu ses collaborateurs. Cette zone de la mégalopole offre de multiples espaces puisant leur inspiration dans les pratiques du management agile, par le biais d’une salle coopérative connectée : murs digitaux, travail debout, table holographique…
L’imagination prospective du ‘brocker’ immobilier pouvait en 2019 susciter quelques sourires, tant la réalité semblait lointaine pour bon nombre de travailleurs de PME-TPE. Et même d’importantes multinationales.
Au-delà du prisme technologique et tertiaire, le rapport The Smart Workplace in 2040, publié en 2015 par Johnson Controls, une multinationale du conseil aux grosses sociétés, décrit une société et un monde du travail prêts à muter, à défaut d’être déjà en changement. Des transformations qui s’accélèrent avec la crise actuelle.
Si la prospective est juste, et qu’elle s’accélère, il y aura à Corona City moins d’espaces de bureaux mais ceux-ci seront plus qualitatifs, flexibles et modulables pour s’adapter à des usages polymorphes. Peut-être même que la société assisterait à un éclatement physique des lieux d’expression professionnels.
Si nous n’allons plus au travail mais qu’il vient à nous, alors l’architecture tertiaire et son aménagement auront-ils un avenir aussi heureux que la spéculation du marché immobilier le laisse encore entendre ? Il en va de la survie de l’espace de travail contre la digitalisation. Irons-nous bientôt déjeuner dans une cantine virtuelle avec nos collègues, installés dans leur cuisine à Vierzon, Bergerac ou Macon ?
Le malheur des uns agissant parfois sur le bonheur des autres, peut-être que les centres-bourgs deviendraient plus attractifs puisqu’ils ne seraient plus seulement liés à une opportunité de travail tout en offrant une meilleure qualité de vie, moins stressante et plus saine. Et, nous le savons désormais, pour ce qui concerne les agences d’architecture, pas forcément moins productive.
En 2019, les architectes auraient sans doute été effarouchés d’une idée si saugrenue mais le maintien des agences d’architecture et la réalisation de concours « hors les murs » témoignent que même les acteurs tertiaires pourraient vivre et travailler loin… de leur bureau !
Alice Delaleu
P.S. Comment faire pour que Corona City soit mieux adaptée aux diverses crises à venir ? Quelles propositions mériteraient d’être débattues ? Faites-nous part de vos suggestions. (contact[at]chroniques-architecture.com).
* Smart workplace 2040 : the rise of the workspace consumer, CBRE, 2015