Le 10 février dernier étaient rendues les réponses de l’appel à projets, lancé par l’association Génération Bataclan, pour la conception d’un mémorial aux victimes des attentats du 13 novembre à Paris, tandis qu’un concours d’idées est toujours en cours pour un «Pavillon mobile Charlie Hebdo», dédié lui, à la liberté de la Presse. De tels concours sont-ils opportuns ? Décryptage.
A l’heure des «célébrations» (sic) du centenaire de la bataille de Verdun, il est frappant de constater d’une part l’effervescence autour des concours mémoriels et, d’autre part, la rapidité à laquelle ils sont désormais lancés ; ici deux appels à projets alors que les derniers attentats ne datent que de quelques mois à peine. De quoi s’interroger sur notre rapport à la mémoire.
En France, ces dernières années, pas moins de sept mémoriaux ont été fastueusement inaugurés par les présidents de la République et autres Premiers ministres, commémorant tour-à-tour la Shoah (mémorial de la Shoah, Paris, 2005), la seconde guerre mondiale (mémorial de l’Alsace-Moselle, Schirmeck, 2005), la déportation (mémorial de l’internement et de la déportation, Compiègne, 2008, musée-mémorial du camp de Rivesaltes, 2015), la grande Guerre («l’anneau de la mémoire», Notre-Dame-de-Lorette, 2014) ou encore l’esclavage (mémorial ACTe, Pointe-à-Pitre, 2015, mémorial de l’abolition de l’esclavage, Nantes, 2012).
Jusque-là, les mémoriaux sont venus renforcer la force des monuments aux morts immédiatement érigés après les événements du XXe siècle, les guerres et leurs morts, les déportations et massacres massifs. Que des drames soit écrit en passant ! N’y a-t-il pas quelques événements positifs qui mériteraient d’être distingués par la mémoire ? Si mais ce sont exclusivement les musées qui consacrent les bonnes nouvelles.
Si autant de lieux du souvenir voient le jour depuis vingt ans c’est que, le temps ayant fait son œuvre, ils trouvent leur légitimité dans «le devoir de mémoire» au moment où les derniers témoins s’éteignent. L’histoire a opéré une distanciation par rapport aux événements qui permet de libérer une réflexion a posteriori, ce dont témoignent ces bâtiments. Par exemple, tout ou presque des mémoriaux des deux guerres rendent hommage désormais à toutes les nationalités des belligérants. La rapidité avec laquelle les deux récents concours sont arrivés pose donc la question de leur pertinence. Un architecte doit-il y répondre ?
Cependant, de tout temps, les mémoriaux ont vu le jour. Après la Révolution (nous sommes le 18 décembre 1793), le conventionnel Mathieu, alors président du comité d’instruction publique, prescrit «ce qui peut servir d’ornement, de trophées et d’appui à la liberté et à l’égalité»*. Le monument aux morts est né et il fut pendant des siècles un des exercices de style imposés régulièrement lors du concours des Prix de Rome.
Aujourd’hui, il s’agit à la fois de mettre en scène le souvenir, de témoigner, de transmettre, et toujours de sensibiliser, en bref d’organiser la mémoire collective, en vue d’un «plus jamais ça !». Dès lors, la mémoire devient politique puisque l’architecture et la scénographie doivent obéir à un programme, sur lequel des choix et une sélection ont été opérés. Le mémorial, de par sa nature même est donc l’objet d’une instrumentalisation politique. De fait, les inaugurations en grande pompe des temples de la mémoire du tournant du XXIe siècle par les chefs d’Etat reflètent bien une récupération de ces symboles. «Ce sont des lieux chargés d’émotion qui appellent à une mobilisation morale», lançait Jacques Chirac lors de l’inauguration du «Centre de la Mémoire», à Oradour-sur-Glane, en 1999 (Yves Devraine, architecte et scénographe).
D’ailleurs, un parallèle s’impose quant au couple souvenir/morale car si, au nom de «la mobilisation morale», concernant par exemple les camps de concentration, nous nous sentons désormais investis d’un devoir de mémoire, il faut pourtant constater qu’aujourd’hui des milliers de gens vivent dans une précarité indigne, en France et ailleurs. Si d’aucuns parlent de «Jungle», point d’heureux Mowgly à Calais et à Grand-Synthe, «Le Syrien d’aujourd’hui n’est pas le juif d’hier, mais les réactions de peur, de rejet et de fermeture des Etats démocratiques, c’est le même mécanisme», estime Denis Peschanski**. «L’Histoire convoque le présent et nous éclaire sur l’avenir», dit-il. Présentement, des camps il y en a désormais partout en Europe, et des murs, de plus en plus. Celui de Berlin a pourtant déjà ses propres mémoriaux.
La façon dont le maître d’ouvrage choisit son maître d’œuvre n’est par ailleurs probablement pas anodine. Si le maître d’ouvrage du Mémorial du martyr juif inconnu et Centre de documentation juive contemporaine a sélectionné une agence parisienne plutôt institutionnelle et peu médiatique, c’est peut-être pour ne pas que le nom des concepteurs cache le sujet et les enjeux du projet. L’acte de construction n’était donc pas au premier plan. A contrario, des architectes s’investissent dans l’exercice, citons par exemple Rudy Ricciotti avec le mémorial du camp de Rivesaltes livré en 2015 ou Julian Bonder avec le Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes inauguré en 2012 ; là c’est l’architecture elle-même qui exprime les enjeux.
Notons encore que cette typologie d’ouvrages fait recette. L’Anneau de la mémoire, pour le centenaire de la Première Guerre, de Philippe Prost à Notre-Dame-de-Lorette (62) a obtenu l’Equerre d’argent en 2014, prix pour lequel le Mémorial de l’Alsace-Moselle de Schirmeck avait d’ailleurs été nommé en 2005. Notons que l’agence Groupe-6 s’est également prêtée à l’exercice en réalisant le Mémorial de Vassieux-en-Vercors en 1994.
La repentance elle-même évolue à l’échelle du temps. Philippe Prost propose ainsi «un anneau synonyme à la fois d’unité et d’éternité» ; ici nulle repentance pour un événement qui a 100 ans et dont les derniers témoins sont morts. Pourtant plus de 550 000 hommes ont péri à cet endroit ! Rudy Ricciotti propose lui un ouvrage «un peu lourd sur la conscience» parce que, même si elle se dissipe, cette mémoire-là est encore bien présente. Et quand elle l’est encore trop, point de mémorial ; par exemple, nul empressement pour un monument dédié à toutes les victimes des ‘évènements d’Algérie’, encore moins «tous ensemble» dans l’unité.
Plus les évènements sont lointains, mieux les symboles utilisés, l’esclavage par exemple, permettent de se réapproprier de nobles causes. Ainsi, au regard des 83 millions d’euros nécessaires à sa construction, l’ACTe de Pointe-à-Pître en Guadeloupe inauguré le 10 mai 2015 est, bien plus qu’un mémorial, un bâtiment contemporain destiné à montrer la nouvelle dynamique de l’île et c’est ce que l’Etat a financé !
Pourquoi autant de mémoriaux aujourd’hui quand il n’est pas sûr que de les multiplier en augmente l’aura et la portée, le discours évoluant peu finalement ? Ce qui renvoie à la question de l’opportunité de ces appels à projet pour les tragiques événements que connut Paris en 2015. Ce d’autant plus qu’il ne suffit pas d’attendre qu’un monument soit construit pour cristalliser l’émotion et le ressenti d’une population blessée. En effet, force est de constater que c’est la Marianne de la Place de la République qui est devenue, presque à son insu, un mémorial d’abord dédié à la liberté de penser puis ensuite également aux victimes des attentats de novembre. Un mémorial vivant, en perpétuelle transformation et gratuit. Mais celui-là, pour des «raisons de sécurité» bien entendu, est sans doute éphémère.
Léa Muller
*Dominique Poulot, Patrimoine et architecture, Paris, L’harmattan, 1998, p.22
** Denis Peschanski est le président du conseil scientifique du camp de Rivesaltes.