A la fin de la seconde guerre mondiale, dont les profits ne furent pas perdus pour tout le monde, l’Ordre des architectes, créé par la loi du 31 décembre 1940, se montra d’une grande clémence vis-à-vis de ses membres soupçonnés d’intelligence avec l’ennemi.
La création de l’Ordre des architectes par la loi du 31 décembre 1940 avait profondément modifié l’exercice professionnel en limitant à 6 400 le nombre des inscrits au tableau (sur 12 000 praticiens environ exerçant avant la guerre, non diplômés, ou ne justifiant que de patentes récentes). Et en écartant aussi tous ceux que l’historienne Danièle Voldman appelle les « indésirables aux yeux du régime : les juifs au-delà d’un quota de 2 % des inscrits au tableau, les étrangers, les francs-maçons » et tous ceux qui passaient pour des opposants au gouvernement de Vichy.
Dans la foulée étaient supprimés tous les organismes traditionnels de défense professionnelle, les syndicats, associations, sociétés, fédérations…
Mais comme Vichy avait fait de la reconstruction des villes et des villages détruits pendant les combats ayant abouti à l’armistice du 22 juin 1940, (en fait une véritable capitulation), beaucoup d’architectes pensèrent tirer leur épingle du jeu. Certains furent réquisitionnés par l’occupant pour travailler (STO) à la conception du Mur de l’Atlantique au sein de l’Organisation Todt. C’est cas de René Sarger, élève de Perret à l’Ecole Spéciale, diplômé en 1938, qui fit passer des plans et des informations aux Alliés. Déporté dans un camp de travail en Europe de l’Est, il fut libéré par l’Armée Rouge en 1944, au sein de laquelle il s’engagea jusqu’à la fin de la guerre.
Quelques jours après la Libération de Paris, un décret du 1er septembre 1944 suspendit l’Ordre des architectes sans pour autant le dissoudre. Certains considéraient que tous les inscrits à l’Ordre étaient, de facto, des collaborateurs. Cette solution radicale ne fut pas retenue car les destructions de la guerre nécessitaient de mobiliser tous les constructeurs. En attendant de nouvelles élections professionnelles, l’ancien conseil fut appelé « conseil national provisoire » et chargé d’une « mission d’épuration administrative et professionnelle ».
Au cours du mois de septembre, on discuta de la dissolution de l’Ordre. Pour Jules Formigé, président du Comité national provisoire, rapporte Danièle Voldman, il devait être maintenu car sa création n’était que « l’aboutissement des vœux et des efforts de toute la profession bien antérieurement au gouvernement de Vichy ». S’il fallait, disait-il, apporter des améliorations plus en phase avec la restauration de la légalité républicaine — sous-entendu revenir par exemple sur la mise à l’écart des Juifs et des opposants —, « il restait indispensable pour la bonne organisation de la profession. Cette position était partagée dans la plupart des conseils régionaux, eux aussi soumis à la même procédure de suspension, en attendant que les commissaires de la République surveillent l’organisation de nouvelles élections ».
Finalement, le nouveau Conseil supérieur, créé par le décret du 4 décembre 1944, comprenait à la fois des anciens membres comme Jules Formigé et Louis-Hippolyte Boileau et des représentants de la Résistance comme le communiste André Croizé. Il se borna à supprimer des imprimés et des questionnaires remis aux candidats au Tableau les passages qui avaient trait à leur appartenance à des sociétés secrètes (i.e. francs-maçons) et aux questions raciales (i.e. ; juifs), et poursuivit son train-train habituel concernant les marchés ou les honoraires, tout en abordant avec prudence la délicate question de l’épuration.
Dès le 29 septembre 1944, une commission d’épuration provisoire fut instituée au sein de l’Ordre qui comprenait quatre représentants des anciennes sociétés professionnelles et trois représentants des groupes dits « de la Résistance » (Roger Vissuzaine du Front national des architectes, Paul Ohnenwald et Roger Poissenot, anciens des Jeunesses communistes et des Brigades internationales).
Pendant une année, cette commission, se borna à tergiverser jusqu’à la création le 13 septembre 1945, de la section officielle d’épuration au sein du Conseil supérieur composée de cinq membres élus (Roger Expert, Jean-Baptiste Mathon, Michel Roux-Spitz, Paul Tournon et Roger Vivier) et de trois suppléants (Auguste Perret, Jacques Duvaux et Fernand Chevalier). Les représentants des mouvements de résistance avaient disparu pour faire place à des notables qui assuraient la continuité avec l’Ordre du temps de Vichy. Son rôle, n’ayant pas à statuer sur les aspects judiciaires, fut réduit aux seules sanctions professionnelles (blâme, radiation temporaire ou définitive) pouvant être la conséquence de condamnations rendues par les tribunaux.
C’est donc l’Ordre maintenu qui eut à gérer une épuration en demi-teinte.
L’architecte Parisien Maurice Laschett de Polignac, qui avait été condamné à cinq ans de travaux forcés en décembre 1944 demanda, depuis sa prison, à continuer de figurer au tableau de l’Ordre. Celui-ci instruisit l’affaire pendant de longs mois et finit par le radier en mars 1948. Il fut néanmoins réintégré en 1950, puisque, avait-il argumenté, sa peine avait pris fin en décembre 1949. Bien que connu pour ses opinions antisémites, anticommunistes et antimaçonnes, ayant eu un fils engagé dans la Waffen SS, son recours avait été entendu par le Conseil supérieur car il n’apparaissait pas que « M. Laschett, au point de vue professionnel ait apporté sa collaboration d’architecte aux occupants » !
En revanche, un autre Parisien, l’ancien cagoulard André Girardin, parti sans laisser d’adresse, ne fit pas appel. Il fut radié à la suite du rapport de Roger Béguin devant le Conseil régional de la région parisienne, qui le qualifia de « type même du collaborateur de l’ennemi ». Une certaine fantaisie régna donc dans les décisions des conseils.
Les profiteurs de guerre
Entre 1941 et 1944, quelque 5 600 praticiens, après avoir été inscrits à l’Ordre, avaient été agréés par les instances gouvernementales, la plupart pour des chantiers situés dans plusieurs départements. À partir de sa création en novembre 1944, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) fut chargé d’examiner les demandes d’architectes pour travailler sur les immenses chantiers de reconstruction.
La révision des listes, auxquelles le Conseil de l’Ordre fut associé, entraîna fort peu de retraits d’agréments pour des motifs politiques (intelligence avec l’ennemi, appartenance à la milice, au Cercle européen, au Groupe Collaboration et au Rassemblement national populaire ainsi que pour services rendus à la Gestapo), environ 150 en 1945 et 1946. À partir de 1947 et, surtout, de 1951 avec les lois d’amnistie, ils furent tous réintégrés !
Restait la question des architectes ayant participé à l’exclusion des Juifs en effectuant l’expertise de leurs biens avant leur vente pour aryanisation selon les directives du Commissariat général aux questions juives. Relevaient-ils de la commission de confiscation des profits illicites, comme les notaires et les huissiers ?
La Compagnie des architectes-experts soutint que les expertises n’avaient pas forcément « permis ou facilité la vente des biens juifs ». De plus, selon l’Ordre, nombre d’architectes avaient été commis d’office pour les accomplir, sans les avoir cherchées. Il était donc injuste d’assimiler ces praticiens à des « profiteurs ou à des marchands de biens ». Dans la plupart des cas, au contraire, « ils [avaient] fait leurs expertises en toute conscience, et, précisément, dans le but de faire échec aux manœuvres de spoliation visées dans l’ordonnance du 25 avril 1945 », — qui prévoyait le remboursement des honoraires touchés par les architectes ayant participé aux opérations de vente de biens juifs.
Entre la fin 1944 et 1946, l’Ordre, main dans la main avec les associations d’architectes reconstituées, se mobilisa contre une mesure qu’il estimait injuste. Ces organisations répétèrent que leurs confrères incriminés n’avaient fait qu’exercer « honnêtement » leur métier. Ils avaient même, plaidaient-ils, protégé les spoliés en sous-estimant la valeur de leurs biens !
En conclusion, Danièle Voldman rapporte que la section d’épuration du Conseil supérieur de l’Ordre estima ses travaux achevés le 14 mars 1946. D’après la synthèse établie par le conseil, 79 dossiers avaient été soumis à son examen. Ils concernaient les cas litigieux que les conseils régionaux n’arrivaient pas à juger sans en référer à l’instance nationale. L’imprécision des documents ne permet pas de savoir s’ils concernent l’ensemble du territoire ou plus vraisemblablement uniquement ceux de la région parisienne (la moitié des architectes étant inscrit dans ce conseil régional).
Sur ces 79 dossiers, 33 architectes firent l’objet d’une décision négative et furent ainsi blanchis ; cinq furent écartés en raison de plaintes tardives ; quatre reçurent un blâme, quatre autres un avertissement, sept furent suspendus et huit furent radiés. 26 dossiers furent jugés non recevables ou laissés en attente alors que la section avait proclamé avoir terminé ses travaux.
Si ces chiffres concernent bien uniquement le Conseil régional de la région parisienne, une vingtaine de membres ont été sanctionnés sur environ 3 000 inscrits au tableau, soit à peine 0,6 %. À l’échelle nationale, seule une étude systématique menée dans les archives des conseils régionaux pourrait donner une estimation ou une évaluation plus précises.
L’épisode de l’épuration fut vite oublié, même si resurgissent périodiquement des polémiques sur l’attitude de l’Ordre pendant les années sombres. Car commençait alors un âge d’or pour les architectes qui, avec l’essor de la construction de masse, transforma pour longtemps l’exercice de leur métier.
Syrus
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Texte intégral de la recherche de Danièle Voldman paru dans https://books.openedition.org/cdf/9072