Ces derniers temps, plusieurs articles ont été écrits pour dénoncer la « culture de la charrette », supposément élevée en mode de vie au sein des écoles d’Architecture. Bouillon de culture ?
Issue de la culture beaux-arts, cette tradition a en effet la vie dure. Le fantasme part d’un postulat totalement erroné qui prétendrait que les architectes en tant qu’artistes seraient plus créatifs sous la pression et l’épuisement ; vision aussi absurde que stupide.
Pourquoi la charrette était-elle de rigueur à l’époque des beaux-arts ? Il ne s’agit pas d’un souci de créativité mais bien du volume de travail à produire pour sortir un dessin, représentant pour une bonne partie un travail totalement rébarbatif, extrêmement chronophage, et ne nécessitant aucune faculté intellectuelle autre que de la concentration.
Pour rappel, le dessin au tire-ligne, ou même au tubulaire, nécessitait pour être bien réalisé un temps très important. Qui n’a pas passé une nuit à hachurer les murs de son projet sur ses plans et coupes ? à recommencer un plan à cause d’une bavure d’encre sur un calque déjà abimé ? Parlons-nous de travail créatif ? d’intense réflexion intellectuelle… ?
La charrette était le corolaire d’une méthode de production qui a disparu depuis plus de vint ans, remplacée par des outils qui prennent en charge ces taches rébarbatives et sans intérêt, libérant le temps des architectes pour la réflexion de leur projet, et améliorer leur hygiène de vie.
Pour les architectes de ma génération qui ont été au tournant de ces changements d’outils, la charrette est devenue une méthode pour appréhender ces outils informatiques que les corps enseignants exigeaient, tout en rejetant leur apprentissage ! Pas sûr que cela ait vraiment changé d’ailleurs !
Il serait en effet temps que les corps enseignants des écoles d’architecture fassent leur révolution et que cette culture de la charrette soit avantageusement remplacée par une culture du projet. Les architectes se targuent d’être les chefs d’orchestre du milieu de la construction, les garants du bon déroulement des projets, mais en six ans d’études, aucun cours n’est dispensé sur la direction et le management du projet ni sur l’organisation du travail d’équipe.
Et pour cause : la seule religion dispensée est celle de « la charrette » ! Pourtant les changements d’outils de production ont bien fait perdre certaines notions implicites à la production à la main qu’il aurait été bon de retrouver dans l’enseignement actuel, plutôt que cette sacro-sainte charrette.
Lorsqu’un architecte dessinait à la main certains rituels existaient, à l’instar de l’art du thé : avant de mettre ses mains sur son calque on se les lavait sous peine de rendre un torchon gras et gondolé, on nettoyait ses règles et équerres, et on taillait ses crayons… Evidemment tout cela a disparu à l’aune de l’informatique mais les valeurs véhiculées étaient celles de l’appréciation, de la tempérance : l’architecte ne partait pas « tête baissée » dans son projet, il commençait par organiser et structurer ses outils, il réfléchissait à sa mise en page, aux dessins à produire, il anticipait !
Il anticipait aussi le fait qu’en fin de parcours, il serait charrette ! Et prit dans l’urgence du rendu qui approche, le risque de perte de clairvoyance nécessaire aux arbitrages augmente. Ainsi, tout ce qui a pu être environné au début est autant de temps gagné au moment de la charrette. Tout cela a disparu au profit d’un abrutissement sans fin devant les écrans.
Le constat du travail des jeunes diplômés qui arrivent dans les agences est souvent violent : s’il n’y a pas de doute sur leurs capacités intellectuelles ou créatives, il n’y a en revanche, pour la plupart, aucune méthode de travail. Les cinq ou six années passées cantonné au rythme des charrettes, jusqu’à l’abrutissement parfois, ne leur donne aucune notion d’anticipation sur ce qu’ils produisent.
Combien de fois leurs chefs de projets doivent-ils leur répéter de réfléchir avant de se lancer à dessiner ! Ils arrivent le matin, posent leur main sur le clavier et la souris et ce jusqu’au soir ! Disparues les 10 à 15 minutes de réflexion qui souvent font économiser des heures de travail à la fin.
Aujourd’hui, à l’heure du BIM, ce manque de méthode dans leur apprentissage conduit à des situations totalement ubuesques de modélisations 3D prenant des heures, et qui, par manque d’un travail préparatoire rapide à la main, sont jetées à la poubelle.
Depuis vingt ans que le numérique a envahi nos vies et nos agences d’architecture, les écoles ont été incapable de proposer une formation qui puisse conjuguer l’intérêt de la structuration de la pensée et la fluidité du dessin à la main avec l’efficacité des outils numériques.
Aussi peut-on comprendre le désarroi des jeunes diplômés qui, après avoir passé autant d’années à étudier, entrent triomphalement dans des agences où leurs ambitions sont finalement et nécessairement douchées ! Ces premières années dans le monde du travail et de l’entreprise des nouveaux architectes font cruellement sentir les manquements de leur formation pourtant longue et épuisante : « omission » de prise en compte des réglementations et normes de construction, absence de connaissances constructives et de notions économiques, cumulées à un usage maladroit, tardif et peu efficient des logiciels essentiels et une absence d’apprentissage d’une réelle méthode de travail.
Les agences paient aussi un lourd tribut à ce manque de vision des écoles. Celles-ci, retranchées derrière l’idée qu’elles n’ont pas vocation à être professionnalisantes en oublient qu’elles entraînent derrière elles toute une profession aujourd’hui mise sous pression par le contexte économique qui ne cesse d’imposer des réductions d’honoraires et donc une optimisation des coûts de production, ce qui permet, même si le mot peut être tabou, d’améliorer leur rentabilité !
Car si la charrette en école est du registre du fantasme d’un idéal iconographique, en agence elle représente un coût et un risque. Et c’est un coût non négligeable ! Avoir des collaborateurs qui ne comprennent pas que les heures passées coûtent de l’argent à l’entreprise et que ces dites heures supplémentaires doivent être mises en regard des honoraires perçus est un vrai problème.
Les responsables d’agences passent leur temps à expliquer aux jeunes architectes que la charge confiée d’un dossier à rendre dans deux mois ne nécessite pas de venir travailler les nuits et week-end. Que cela n’apporte rien, que cela n’évitera pas un éventuel « coup de bourre » en fin de parcours et que, au contraire, le risque est de ne plus avoir l’énergie disponible à ce moment-là ; risque devenant cause de l’épuisement !
Si les écoles ne se soucient manifestement que peu de la santé de leurs étudiants, les agences sont de leur côté responsabilisées sur la santé de leurs collaborateurs, et l’épuisement ne peut être pris à la légère. Or le travail en « charrette » est l’assurance pour une agence d’avoir un jour des collaborateurs qui craquent. La charrette ne se résume plus à passer la nuit à réaliser des tâches longues mais peu coûteuses en énergie. Aujourd’hui les ordres et contre-ordres peuvent arriver à n’importe quelle heure : ce sont des heures passées à répondre à des courriels, des négociations téléphoniques, des accords et des compromis à trouver tout en réalisant le prodigieux travail d’allier liberté créative et équilibre financier !
Loin est le travail de l’architecte profitant de la quiétude nocturne pour fignoler ses dessins avec de la musique et un verre de whisky…
Pour toutes ces raisons, il serait en effet grand temps de tordre définitivement le cou à cette tradition séculaire afin que nos jeunes architectes arrivent armés dans les agences pour affronter ce qui les attend et ainsi mieux appréhender l’avenir avec plus de sérénité.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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