De quoi l’intelligence artificielle dans le bâtiment est-elle le nom ? Tom Benoît, philosophe* à Marseille, s’est penché, dans le cadre d’une commande, sur l’intelligence artificielle dans l’architecture. Tribune.
Rivalités des intelligences et incapacités des aptitudes – architectes, artistes, habitants, spectateurs ; acteurs devenus impuissants et contemplateurs enchaînés.
L’intelligence artificielle n’est vraisemblablement pas subordonnée au pouvoir de l’habitude, qui, chez l’humain, généralement, demeure le moyen le plus pertinent pour conduire convenablement une action.
L’intelligence artificielle, qui ne cesse de prendre de l’ampleur au sein des différents segments du premier des arts, apparaît a priori comme étant l’élément le plus efficient pour garantir, d’abord la fiabilité, et ensuite la sécurité des bâtiments.
Cependant, la ville moderne, qui suggère au cerveau humain un florilège de problèmes irrésolubles, tend vraisemblablement à privilégier une gestion des édifices et des populations que l’on pourrait qualifier de mathématique, au détriment de la construction physique et mentale de l’humain dans la cité.
Il semble évident qu’il serait une hérésie de décliner avec un acharnement alors presque réactionnaire, l’intégration d’un rôle majeur de l’intelligence artificielle dans l’architecture de ce siècle. Pour autant, l’acquiescement aveugle et enjoué de la délégation des responsabilités de l’édification de la ville de demain à cette intelligence aux reflets presque ludiques, est lui aussi déraisonnable, et d’un certain point de vue, alarmant.
La part de l’intelligence artificielle dans le bâtiment n’est pas amenée par une saine et cohérente volonté de faire disparaître certains aspects de l’individu dans la conception, l’aménagement, et l’entretien du schéma urbain qui est en train de se former.
Elle est en réalité la conséquence indéclinable d’un panorama sociétal, qui s’est bâti depuis l’après-guerre en procrastinant lorsqu’il s’agit d’établir des solutions pérennes quant à la gestion d’une surpopulation urbaine, qui jusqu’ici, ne cesse de croître.
Bien que l’intelligence artificielle détienne pour le moment une part relativement limitée dans la conception architecturale, la dépréciation de la qualité d’artiste de l’architecte moderne, laisse présager une émergence prématurée d’une assistance à la construction, qui à ce jour, ne brille malheureusement pas par sa faculté à conduire vers le plaisir esthétique.
Pour chaque avancée, il existe une rançon, un prix à payer !
Bien souvent, le revers du progrès – lorsque celui-ci se caractérise essentiellement par une ascension de la performance – représente l’impasse sur la beauté, la déconsidération de l’élégance, le désintérêt à l’endroit de ce qui consomme, mais qui ne rapporte pas, à l’égard de ce qui orne, mais qui ne sert pas.
L’intelligence artificielle représente un progrès en matière d’efficacité ; pas en matière de subtilité ! Et si elle présente d’innombrables et incontestables capacités d’action et d’expression, l’on peut constater qu’en parallèle à la démesure de ces aptitudes à agir à la suite de l’intégration d’un savoir de base, l’intelligence artificielle ne montre aucune compétence pour assimiler un savoir nouveau, qui serait composé des ingrédients capables de susciter chez l’humain une quelconque émotion. Or, afin qu’une force puisse être artistiquement créatrice, il semble nécessaire qu’elle soit en mesure d’être également réceptrice d’une œuvre artistique.
L’on peut noter que pour l’humain, l’art n’est probablement pas essentiel à la vie du corps, mais est certainement utile à la vie de l’esprit. L’intelligence artificielle paraît être établie en suivant une structure qui rappelle plus celle du corps que celle de l’esprit. En effet, l’intelligence artificielle est programmée dans le but de penser au profit d’une action, et non pas d’un ressenti.
Plus l’architecte se laissera influencer par les duperies de certains artistes autoproclamés, moins sa condition d’artiste sera à même d’exercer une pression afin de défendre les vertus créatrices de l’humain, et de ralentir le remplacement de l’homme par le robot, et de facto pour ce cas, de supplanter l’architecte qui imagine, calcule, et dessine, au profit d’un automate qui calcule et qui trace.
A l’origine, l’architecte, que l’on ne dénommait pas encore maître d’œuvre, incarnait plus un artiste qu’un technicien.
Vitruve déclarera quelques années avant J.-C, que la pratique est essentielle pour atteindre la perfection lorsqu’il s’agit de cette science qui est l’architecture. Deux millénaires plus tard, malgré la segmentation des différents postes qui constituent l’architecture dans son ensemble – notamment avec l’apparition de l’ingénierie –, le point de vue de l’architecte Romain restait indiscutable.
Aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle, pour la première fois, l’on constate que cette construction mentale informatisée est capable de toucher ce qui représente le paroxysme de ses capacités, en n’ayant aucune expérience, mais simplement un savoir théorique de qualité, qui ici, est représenté par une programmation adaptée.
Concernant l’architecture, l’intégration de cette intelligence froide, comme l’on pourrait autrement la nommer – puisqu’elle est animée d’un désir de finalité et de réussite, mais parallèlement d’aucune volonté de jouir et d’exister –, s’est faite insidieusement, avec comme prélude à son pouvoir de penser, une simple assistance à l’intelligence alors mise au service de l’architecte.
En effet, c’est par la domotique que l’intelligence artificielle a incorporé l’architecture. A ce stade, elle faisait son apparition une fois seulement que l’homme avait imaginé et construit les bâtiments. Par conséquent, il s’agissait là d’une assistance à l’intelligence, plus que d’une intelligence souveraine et indépendante. Jusqu’à ce niveau, la Smart city représentait une ville créée par l’homme, dont les capacités mentales pouvaient être certes agrémentées par des technologies informatiques, mais jamais dépassées par une véritable intelligence, qui serait apte non pas seulement à exécuter, mais à engendrer.
Il faut observer l’intelligence artificielle comme l’on analyserait la structure d’un objet, le caractère d’une personne, ou les motivations qui sont à l’origine d’une conséquence. L’on contrastera alors que l’intelligence artificielle est composée d’une structure modulable – capable de s’adapter sans bouleverser son essence –, qu’il ne lui existe pas de tempérament attribuable, et qu’elle est capable de mettre sa réflexion au service d’un but considérable, sans pour autant être animée par un processus de motivation.
Dans un schéma aristotélicien, qui incite à considérer le réel misanthrope comme n’étant pas un homme mais plutôt une figure tragique ou un état monstrueux, il semble que l’intelligence artificielle puisse être ironiquement définie comme étant l’allégorie la plus symbolique de la misanthropie. En marchant sur des œufs, en jouant avec le feu – excité par l’idée d’engendrer un outil de performance surdimensionné, et sûrement pas suffisamment apeuré par la probabilité d’en devenir dépendant –, l’homme a conçu une intelligence qui imite pléthore des aptitudes de l’humain, sans pour autant doter ce mécanisme pensant des sentiments qui animent l’humain, que ce soit en incitant ce dernier à exercer une action, ou en l’empêchant d’agir.
L’homme a donc confié une partie de son avenir à une force qui est affranchie d’un grand nombre de sentiments répressifs, comme la honte, la pudeur ou l’honneur. Dans la culture populaire, l’on a fréquemment tendance à incorporer un segment empathique à l’acception globale de l’intelligence, or, en réalité, il semble que l’intelligence ne représente rien de plus qu’un ensemble de fonctions ayant pour but de comprendre d’une façon relativement rationnelle. L’on opposera d’ailleurs fréquemment l’intelligence à la sensation, ou encore à l’intuition, qui elle, représente une fonction de compréhension, qui n’est pas admise par le principal intéressé comme étant véritablement fondée, démontrable, ou vérifiable.
Partant de ce principe, l’intelligence artificielle porte parfaitement bien son nom, puisqu’elle sera dans une certaine mesure, compétente pour comprendre des situations nouvelles et pour s’y adapter. Cependant, il faut noter qu’elle sera amenée à analyser des situations qui concerne des humains animés par le vouloir-vivre, et qu’elle, n’est dotée d’aucune pulsion d’exister.
Si chez l’humain, il semble que la curiosité est à l’esprit ce que la pulsion de vie est au corps, l’on remarquera que pour ce qui concerne l’intelligence artificielle, il n’existe ni attente du lendemain, ni désir de récompense. L’intelligence artificielle existe pour penser dans le but d’agir, de concevoir, et d’exécuter, mais en aucun cas pour voir, ressentir, ou connaître.
Par conséquent, il paraît évident qu’elle trouvera plus aisément sa place dans une société dans laquelle la population est conséquente en nombre, et où cette dernière doit être parfaitement structurée afin d’éviter tout débordement, ou toute situation risquant de devenir ingérable. C’est lorsqu’il existe de la complexité – que celle-ci provienne du nombre de ceux qui composent un microcosme, ou de la nature même de ce qui le constitue – que l’intelligence artificielle prend son sens.
En outre, il n’est pas surprenant qu’une telle volonté – qui vraisemblablement présente d’intérêt uniquement dans le cas où l’homme n’est plus apte à comprendre et à gérer –, ne soit pas en accord avec les perceptions et les ressentis de l’humain.
Dans la conception de la cité moderne, c’est parce qu’une armée d’acteurs-décideurs impose une fordisation des nouvelles constructions, que l’intelligence artificielle prendra probablement rapidement de l’essor dans ce secteur. Le processus est semblable pour ce qui concerne la gestion des habitants. C’est aux endroits où l’on comptera un maximum de standardisation dans le mode de vie, que l’intelligence artificielle parviendra facilement à endosser le costume de gestionnaire d’un périmètre d’habitation.
L’intelligence artificielle apparaît donc comme étant plus avantageuse pour une société que pour un seul individu.
Il faut noter que l’essence même de l’intelligence artificielle – entre sa création, au milieu du vingtième siècle, et aujourd’hui – a considérablement évolué.
Il est incontestable que cette construction de programmes informatiques s’adonnant à des tâches qui jusqu’ici, sont accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains, car elles demandent des processus mentaux de haut niveau, comme la définissait le scientifique Marvin Lee Minsky en 1956, présente désormais des aptitudes, qui bien souvent, surpassent celles de l’homme.
L’intelligence artificielle n’est vraisemblablement pas subordonnée au pouvoir de l’habitude qui, chez l’humain, généralement, demeure le moyen le plus pertinent pour conduire convenablement une action. Une grande partie de ce qui forme cette différence trouve ses raisons dans un rapport au temps, qui en comparaison à celui de l’humain, est beaucoup plus rapide pour l’intelligence artificielle. L’habitude existe donc bel et bien au sein de l’intelligence artificielle, mais elle s’ancre si rapidement, qu’au premier abord, du point de vue de l’homme, elle n’est pas perçue comme pouvant être qualifiée d’habitude, mais plutôt comme représentant une sorte de science infuse.
Dans la société occidentale, la création de l’intelligence artificielle par l’homme correspond aux conséquences du mal-être de ce dernier face à l’inéluctable, à la navrante prise de conscience de son impuissance à décider et à agir, ainsi qu’à un désir d’espérer qu’il existe quelque chose de plus parfait que l’humain tel qu’on le connaît et tel qu’on le pratique.
C’est parce que l’homme déplore le fait que sa condition atteigne très promptement des limites qu’il souhaite franchir, qu’il a besoin de trouver en l’idée d’un surhumain informatique, une rassurance, un refuge – un espoir qu’il peut éventuellement exister une force qui sur plusieurs points, serait bien plus performante que lui, et qui pourrait être à son service.
Il est un devoir philosophico-politique de décomposer la nature de l’intelligence artificielle, et d’analyser les motivations qui sont à son origine.
L’on pourra constater qu’il existe chez l’humain une relative conscience de sa propre imperfection, et que l’une des obsessions récurrentes de cet animal social qui est sans cesse en quête d’évolution, est de parvenir à accéder à ce qu’il considère sinon comme étant la transcendance, mais tout au moins comme représentant l’excellence.
Par les différentes aptitudes qu’elle présente – et notamment grâce à sa rapidité inaltérable –, l’intelligence artificielle rassemble plusieurs des vertus qui pourraient définir le surhomme. Il est cependant intéressant de souligner que si Nietzsche qualifiait le surhumain comme étant de nature égale au divin, il précisait que malgré le fait que la seule tâche de cet être supérieur soit de transfigurer l’existence, celui-ci ne doit en aucun cas se soucier des hommes et les gouverner.
L’intelligence artificielle échappe là à une des règles tacites de l’acception, jusqu’ici globale, du surhomme puisqu’elle a pour principal objectif de transfigurer l’existence des hommes, mais en aucun cas sa propre situation, dans le sens où elle ne dispose pas d’une réelle existence.
L’homme a créé une intelligence, sur certains points supérieure et indépendante, pour qu’elle l’assiste, et cette intelligence a pour unique but de se consacrer à ce qui concerne l’humain !
L’intelligence artificielle obtient sa qualité d’intelligence à l’instant où elle devient capable de choisir. Seulement, comme on le précisait précédemment, elle n’adoptera aucune option dans le but de se forger une essence, mais mènera systématiquement des actions, en ayant pour objectif désintéressé, de modifier ce qui atteint l’environnement de l’homme. Ce dernier a élaboré et structuré une force informatique qui ressemble étrangement à l’intelligence humaine, mais qui à aucun moment, ne sera handicapée par les sentiments qui sont propres à l’homme.
Même l’esprit le plus hétérodoxe qui puisse exister verra quotidiennement ses ambitions freinées par ses propres névroses.
L’une des principales raisons du succès de l’intelligence artificielle est d’ailleurs l’aliénation de l’intelligence humaine au profit d’une intelligence informatique qui, n’ayant aucune ambition personnelle, ne souffrira pas comme c’est le cas pour l’homme d’une fatigue qui, tour à tour physique ou mentale, viendra inhiber les facultés d’action d’un sujet.
En effet, chez l’humain, l’on peut constater que chaque démarche qui est entreprise, sera tôt ou tard interrompue par les conséquences sur la globalité de l’être qui entame une action, soit de la fatigue physique qui détériorera l’équilibre de son esprit, soit de la fatigue mentale – que l’on pourrait imager par le désespoir –, qui elle, bridera l’énergie du corps.
L’on peut également noter que l’intelligence artificielle est généralement élaborée à partir d’un modèle de copie bien déterminé ; l’intelligence de l’homme !
Même si – comme on le disait précédemment –, l’intelligence artificielle s’est libérée d’un bon nombre des sentiments qui ralentissent l’évolution des capacités de l’homme, il demeure nécessaire qu’elle partage un minimum de points communs avec l’intelligence de ce dernier, afin de pouvoir être au service de celui-ci.
Puisqu’il paraît évident qu’afin qu’un état soit capté par un mécanisme de perception, il faut nécessairement que l’état présente une certaine compatibilité avec le mécanisme, alors, on comprend les raisons qui font que la volonté qui initie l’état se met à la portée de la volonté qui va réceptionner l’état. La première volonté ici active, mime donc en quelque sorte, la seconde volonté représentée ici comme réceptrice. La force instigatrice n’a jamais conscience de l’intégralité de la nature de ce qu’elle désire soulever.
On peut comparer ceci au rapport que peut avoir l’architecte dans certaines situations. Il est à l’origine de ce qui va être construit, pourtant, sans le concours de l’ingénieur et de ses connaissances, le bâtiment n’a aucune chance de sortir de terre. Il en est de même pour un réalisateur qui lui, s’il ne fait pas des plans architecturaux, imagine des plans de cinéma qui seront exécutés sous ses ordres et par sa volonté par un directeur de la photographie.
Protagoras a dit admirablement : « L’homme est la mesure de toute chose ». Afin que l’intelligence artificielle puisse être au service de l’homme, il était nécessaire qu’elle trouve en celui-ci une sorte de modèle mimétique. Tout ce qui est animé par le vouloir-vivre, pourrait être d’un certain sens qualifié d’intelligence. Et incontestablement, l’on constate que l’intelligence artificielle est structurée d’une façon semblable à l’intelligence de l’humain.
Chez l’homme, l’on dirait bien que cette inaltérable soif de fuir la réalité de sa condition n’illustre rien d‘autre que l’amer constat qui est effectué en déplorant les incalculables barrières, qui malgré le déploiement d’une quantité considérable de bonne volonté, ne peuvent pas être franchies.
Au fond convaincu de sa fragilité, de ses limites – de son asservissement à des plaisirs qu’il sait être en réalité aussi éphémères qu’absurdes, et à des afflictions qui viendront tout au long d’une vie clore des instants plaisants, comme le cauchemar vient assombrir le rêve –, l’homme cultivait hier le goût de l’illusion en s’accrochant à l’espoir de l’éventuelle existence du surhumain – qui obtiendrait ce titre en menant un quotidien ascétique –, et aujourd’hui en espérant voir sa modeste condition émaillée par d’éclectiques performances qu’apporterait un surhumain informatique – autrement appelé intelligence artificielle.
Tom Benoit
Retrouver toutes les Chroniques du philosophe
Tom Benoit, jeune philosophe à Marseille, est l’auteur de l’ouvrage Instinct mimétique et solitude asservie, commenté en quatrième de couverture par Rudy Ricciotti (Plume Editions, 130 pages, 9,90€).