« La construction c’est fait pour tenir, l’architecture pour émouvoir ».* Après un siècle sur le chemin de la technique, comment regarder l’architecture autrement ? Il n’est plus temps de crier au loup, il faut ouvrir une autre voie, créer une rupture pour lui redonner sa place au cœur de la société.
Le rêve serait un manifeste du XXIe siècle qui « fasse de l’architecture un projet » pour alimenter sa vraie nature et un débat pédagogique naissant.
Y aura-t-il un avant et un après crise ?
Dans ce moment singulier que nous vivons actuellement, vient immédiatement à l’esprit le changement qui se profile dans le rapport au logement, comme à l’évolution probable des lieux de travail. Pourtant, le constat est sans appel : lourdeur amplifiée des décisions et accélération du « on a toujours fait comme ça ».
Le changement qui me paraît indispensable concerne plus directement l’enseignement de l’architecture et la capacité à proposer un langage intelligible et partageable. Il s’agit de regarder en face ce qu’il faut bien appeler « un moment de rupture », ni le premier ni le dernier.
Je m’adresse, avant tout, aux architectes et à ceux qui considèrent l’architecture comme une activité technique, sociale, économique et artistique. Une architecture, support de l’expression d’une vision du monde et, aujourd’hui, d’un rapport singulier à l’attention, à la nature.
Une année de visioconférences, de mise à distance, un temps suffisamment long pour s’interroger sur ce qu’est devenue l’architecture. Enseigner c’est transmettre, c’est une forme de générosité : transmettre des connaissances, des savoir-faire, des expériences de la vie. Parmi les difficultés, l’une est de mettre l’idéologie à distance et de prendre conscience de la nécessité de proposer une nouvelle pensée. Habité par le doute, on comprend que la « reproduction » n’est pas toujours possible, y compris lorsqu’elle est dite « moderne ».
En se professionnalisant, l’architecture a été soumise à une contradiction, celle d’un ordre unique, d’un système conventionnel international que la mondialisation exacerbe alors que justement l’attente de différences contextuelles se fait de plus en plus pressante, préservation de la planète oblige. Le monde contemporain semble rassuré par la répétition mais « en même temps » attend de la différence, de la surprise, de l’altérité. Ce qui pourrait être appelé contextualisation, sans qu’elle devienne insipide, neutre et grise.
Une autre contradiction est d’attendre à la fois que l’architecture soit respectueuse du lieu et emblématique. De ces injonctions contradictoires doit naître une réflexion largement partagée et faire émerger la perspective de rendre l’architecture audible, intelligible, afin qu’elle sorte de l’ornière dans laquelle elle s’est elle-même enfermée.
Penser au monde d’après, c’est préparer une rupture pour renaître et déjouer cette dilution inadmissible de l’architecture, la dérive insupportable des systèmes d’évaluation, la multiplication des modalités de dévolution des marchés… tous ces effets pervers qui ont, en quelques années, laminé la possibilité de donner du sens à l’architecture.
Le malaise est patent, l’évacuation du débat (au sein de la profession) a fait le jeu de ceux pour qui « seul ce qui se mesure mérite d’exister ». Cette prise de conscience doit être à l’origine d’une rupture et provoquer un sursaut salvateur.
L’histoire ne se répète pas, elle bégaie !
Les ruptures historiques n’ont pas été que techniques, l’invention de la perspective comme celle de la photographie et de la vision aérienne ont aussi provoqué des bouleversements mais jamais l’outil n’est devenu, à ce point, le matériau : c’est le cas du numérique.
A la fin du XIXe siècle, l’acier et le béton armé ont provoqué, dans l’histoire de l’architecture, une rupture comme jamais vue depuis l’invention de l’arc. Avec l’arc, l’architecture allait s’élever et rejoindre le ciel, un projet porté à son paroxysme dans les monuments que nous admirons aujourd’hui. L’acier et la fonte attendaient leur tour. Les exemples abondent pour montrer ce que ces matériaux ont apporté au génie civil et à l’architecture.
Le béton armé, quant à lui, allait être l’objet de tous les espoirs, il alliait solidité et plasticité. L’art nouveau naissant allait disposer de tous les matériaux, de tous les outils au service d’un projet, il allait réintroduire la nature dans l’expression architecturale comme ornement et bénéficier de l’apport de l’histoire naturelle. Le matériau était au rendez-vous d’une attente sociétale, il fallait compenser l’inquiétude produite par la répétition que proposait l’industrie, malgré son bénéfice incontestable.
L’art nouveau apportait un lien avec la nature, le matériau permettait l’expression d’une autre dimension métaphorique qui participait de la création d’un langage partageable. Gaudi, Guimard, Horta et beaucoup d’autres sont rentrés dans ce court moment d’histoire, avant la première guerre mondiale.
Le béton armé et l’acier ensuite vont devenir les matériaux d’un autre monde, celui du Bauhaus, celui de l’industrie qui allait produire des logements comme on produit des automobiles et permettre à chacun d’accéder à des machines à habiter. L’ornement « criminel » laissait la place à une construction industrielle, à la nudité d’une architecture qui n’a plus qu’un nom usurpé. Le matériau a phagocyté la métaphore, il ne représente que lui-même.
Fleurissent cependant des spécialités d’architectes qui n’utilisent que le bois, l’acier, la brique, la pierre ou le BFUP (bétons fibrés à ultra hautes performances) … Le matériau est brandi comme un emblème. Pour son projet de Bilbao, Franck Gehry a eu besoin d’expliquer que les écailles étaient en titanium alors que le projet n’a été rendu possible que par la grâce de Catia (un logiciel de calcul très performant). L’importance était en fait le lien créé entre la ville, l’océan, le ciel, une tension inconnue, une forme fluide et minérale.
Aujourd’hui, l’industrie bénéficie pleinement de l’apport du numérique, des robots, et les outils permettent de différencier, de personnaliser, de customiser la production. Mais que fait « l’architecture » de ces outils ?
Si le béton armé a permis la naissance de l’art nouveau (idée proposée par Paul Creveillac dans son roman éponyme), mon hypothèse est que le numérique, depuis une décennie dans le monde de la construction, est passé du stade d’outil à celui de matériau. La preuve en est l’image qui occupe une place telle que plus personne ne sait si elle est numérique ou réalité matérielle.
L’architecture est arrivée au bout d’un rêve de légèreté et de transparence, est-elle morte ?
La faute d’abord au mouvement moderne qui a laissé toute la place à l’appareil industriel confondant matériau et mise en œuvre industrielle. La deuxième raison est l’idée que les outils vont tout permettre : produire, mesurer, gérer, communiquer, transmettre, enseigner et concevoir.
Il a été sous-estimé, voire nié, que la conception avait besoin d’un combustible et qu’il fallait nourrir la culture poétiquement, qu’il fallait donner du sens à la beauté, accepter la réalité de l’émotion. L’outil, devenu matériau, a ouvert grand la porte aux champs métaphoriques mais la porte est si grande ouverte que la confusion fait rage.
Cent ans après, il est temps de tourner la page du mouvement moderne pour donner corps au rêve des utopistes : inventer une architecture démocratique, une architecture au langage riche et suffisamment polysémique pour parler à tous. En s’appuyant sur le rêve très partagé du retour à la nature, il ne s’agit pas d’utiliser uniquement la nature végétale pour en proposer des représentations mais aussi d’autres champs métaphoriques tels que l’eau et l’air, l’océan et le ciel.
Un nouvel ordre s’est mis en place depuis le début du XXe siècle. Aujourd’hui, le nouveau matériau disponible possède cette singularité d’être immatériel, il est difficile de le représenter et d’en espérer une vérité d’expression, il faut donc nourrir le projet architectural autrement, lui donner une autre essence.
Il est dans la nature de l’architecture que d’être métaphorique. Tout est en place pour qu’une nouvelle architecture apporte une réponse aux attentes actuelles qui peuvent paraître contradictoires mais qui sont complémentaires : la vie, l’usage, le plaisir, l’appropriation. Tout se prolonge dans la ville, la surprise, l’émotion, l’exploration d’un intérieur chaque fois différent.
L’architecture doit être dans cette capacité à faire partager, au plus grand nombre, le grand livre du vivre ensemble. Deux milles ans d’urbanité ne se jettent pas d’un revers de main, les erreurs se réparent, acceptons de faire le bilan ! Remettons la beauté au cœur de nos préoccupations, une beauté faite de diversité à l’instar de toutes les natures.
Matériau et outil à la fois, le numérique permet toutes les possibilités, les formes les plus folles comme les plus raisonnables. Nous avons besoin des deux, la raison pour le quotidien, la démesure comme horizon. Aujourd’hui, le risque est de n’avoir ni l’un ni l’autre. La peur, une pensée relativiste, la perte des repères culturels, un manque d’ambition ou un manque de confiance doivent faire place à un projet, celui de remettre la ville et la nature poétiquement, métaphoriquement, au cœur de l’architecture. Nous avons besoin d’entendre le ciel dans nos bâtiments et de voir l’écume voler au-dessus des vagues.
« Quand on aura la 27G, on pourra télécharger tout Internet en une seconde mais où en sera la biodiversité ? » s’interroge l’astrophysicien Aurélien Barrau. Et où en sera l’architecture si les architectes ne s’en préoccupent pas ? Si l’architecture doit être numérique, elle se doit d’être également métaphorique pour remplir son rôle social, technique et artistique.
Alain Sarfati
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* Vers une architecture/Le Corbusier.