Depuis quelques mois il n’est pas une semaine sans que ne soit évoqué ce nouveau terme à la mode : la frugalité constructive. Le Pritzker de cette année lui-même a été décerné à l’aune du travail sur cette thématique par les récipiendaires. A l’heure du Grand Paris, il faudrait faire de la ‘métropolisation’ à outrance mais de façon frugale ?
Après les années HQE, puis les années développement durable, voici venu les années frugales, nouveau gimmick architectural et politique : qu’importe que le projet soit élégant, pérenne, bien pensé, pourvu qu’il soit frugal.
Pour autant cet effet de mode n’est pas si nouveau que cela puisque nous voilà revenu 70 ans en arrière avec une remise au goût du jour de la pensée minimaliste, le fameux adage cher à Mies Van Der Rohe « less is more ».
Pas si nouveau que cela comme concept au fond. Ce qui l’est en revanche aujourd’hui c’est la volonté des nouveaux prosélytes d’élever ce mouvement en modèle absolu de vertu environnementale. Mies ne s’était sûrement jamais rêvé en figure de proue de l’écologie architecturale, il n’est pas certain que nos nouveaux Pritzker eux-mêmes aient eu cette prétention… du moins espérons-le !
En effet, s’il est bien une démonstration faite par la mise en lumière du travail de Lacaton & Vassal, c’est que l’on peut faire une architecture parfaitement frugale et totalement polluante pour la planète et ses résidents ! Lorsque pour accéder à cette frugalité vous avez recours à l’ETFE – en clair dans le texte polyéthylène-co-tétrafluoroéthylène, au polycarbonate et au métal galvanisé – il n’est pas certain que l’air ambiant ainsi généré soit aussi sain que celui d’un alpage ! Quant à vouloir faire passer cette démarche pour vertueuse… autant chercher à faire passer le 7ème continent pour le nouveau modèle de développement durable !
Le nouveau dogme n’est pas plus vertueux que le précédent. Pour autant, il est clair que nous devons revoir nos façons de construire mais, plutôt qu’une approche lénifiante, voire extrémiste, il faut s’interroger sur les dérives de nos systèmes constructifs.
La France est depuis des décennies dans une logique du tout béton, et pour cause ! Hennebique, Freyssinet, Vicat… tous des ingénieurs Français et ils ont donné ses lettres de noblesse à cette soupe grise qu’est le béton. Les architectes ne sont pas en reste, Perret, Parent et, surtout, Le Corbusier comme figures tutélaires depuis bientôt un siècle…
Notre ingénierie tout entière s’est tournée vers ce matériau, et il n’en est pas d’autres dont les Français soient autant spécialistes, au point d’ailleurs que la plupart des ouvrages techniques à travers le monde qui ont recours au béton sont réalisés par des entreprises Française. Malheureusement le corollaire de ce biais culturel est l’usage à outrance que nous en faisons.
Entre la formation des ingénieurs et architectes tournée essentiellement vers ce matériau et la déqualification des ouvriers du bâtiment, le béton s’est présenté comme un recours miracle à tous les problèmes courants de la construction. Tout d’abord, contrairement à beaucoup d’autres systèmes constructifs, il permet de travailler avec une main-d’œuvre peu voire pas qualifiée. Dans un pays qui n’a eu de cesse de dénigrer le travail manuel, voilà une réponse toute trouvée.
A cela s’ajoute la grande souplesse du matériau qui autorise une grande paresse ingénieuse… La réglementation phonique entre logements se durcit ? Mettons un voile béton ! Ce n’est pas suffisant ? Epaississons le ! D’un étage à l’autre ? Epaississons les planchers ! Besoin d’inertie thermique ? Un voile béton ! Une portée un peu grande ? Béton ! Une finition de mur pérenne ? Béton ! Le bâtiment est trop lourd pour le sol ? Coulons du béton plus profond pour le fonder…
Quel autre matériau offre ainsi une réponse unique à des problèmes multiples ? Aucun !
A l’extrême inverse, la frugalité constructive, pour être vertueuse impose une ingénierie… ingénieuse, une construction non standardisée et des savoir-faire constructifs multiples. A l’heure où le BIM est imposé dès les premiers pas de la conception d’un bâtiment, de la maîtrise absolue des coûts de construction, de la consommation d’énergie, tout cela en répondant à une demi-douzaine de labels et certifications… l’équation peine à être crédible !
Il y a bien quelques bâtiments manifestes qui présentent assez justement la pertinence de la démarche mais la démonstration se heurte au changement d’échelle. Construire une maison ou un petit équipement de façon frugale avec des matériaux écologiques, pas de problème ! Construire un petit lotissement, nos nouveaux Pritzker l’ont fait (encore que pour le biosourçage des matériaux, il faudra repasser…). De là à construire un immeuble d’habitation en plein cœur d’une métropole, ou toute une ZAC en milieu urbain dense, le tout avec la pression financière que l’on connaît… les promoteurs ne risques pas de se bousculer !
Nous voilà donc au pied du mur devant l’étendue de nos paradoxes… Après 40 ans passés à dénigrer les métiers manuels et la filière du bâtiment en général, nous voudrions des ouvriers surqualifiés et hyper investis dans leur mission ? Après des décennies à avoir soutenu l’industrie du béton, laquelle a laminé tous les autres systèmes constructifs aussi bien chez les concepteurs que chez les constructeurs, nous voudrions des filières alternatives opérationnelles et capables de répondre à grande échelle ? A l’heure du Grand Paris, il faudrait faire de la ‘métropolisation’ à outrance mais de façon frugale ? … On en oublierait presque que construire frugal c’est construire avec ce que la nature produit, et la nature pour produire prend son temps, et ne le fait pas massivement.
Et si, avant de partir dans une démarche extrémiste, maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre commençaient par partir dans une démarche réaliste… Construire juste, ne s’interdire aucun matériau mais les utiliser à bon escient. Arrêter le tout voile béton quand un poteau-poutre suffit… mais aussi ne pas recourir au bois quand l’inertie d’un béton ou d’une pierre serait plus pertinent.
Si l’on s’intéresse à la construction bois d’ailleurs, celle-ci peut parfaitement subir les mêmes dérapages que le béton, le KLH construction en voile de bois massif par exemple s’apparente à la logique du voile porteur en béton… utile à certains endroits mais consommateur de beaucoup plus de ressources qu’une ossature traditionnelle. Faut-il pour autant se l’interdire ?
Cela sous-entend déjà que l’architecture et l’ingénierie regagnent des lettres de noblesse, qu’elles aient les moyens, aussi bien temporels que financiers, de faire leur travail en conservant leur indépendance… A l’heure des conceptions-réalisations qui mettent la maîtrise d’œuvre sous la coupe des entreprises et des offres financières qui poussent au dumping sur les honoraires, d’aucuns sentent déjà que la frugalité risque de ne pas être là où on la souhaiterait !
D’autant que toutes ces procédures de marchés publics sont là ouvertement pour « accélérer » les processus de construction. Comme pour construire 1m² frugal ou 1m² non frugal le temps est à peu près le même, c’est donc sur le temps de conception que les économies se feront…
Et oui « Less is more »… Moins de maîtrise d’œuvre, moins d’intelligence constructive et c’est plus de matière première mise en œuvre, plus d’émission de gaz à effet de serre, plus de gaspillage… Et plus de normes, de marges de sécurité et de labels pour imposer une prétendue qualité minimale. C’est dans cette logique que la France est engagée depuis des années par ses dirigeants : la frugalité est bien là… mais dans l’intelligence.
Si le pays souhaite réellement aller vers une intelligence constructive, vers une économie de moyens mis en œuvre, il faut investir massivement dans la maîtrise d’œuvre, il faut aussi investir massivement dans les formations aux métiers du bâtiment pour que cet enseignement cesse d’être la voie de garage pour les élèves en décrochage scolaire. Pour que, face à une intelligence conceptuelle de maîtrise d’œuvre réponde une intelligence productive de mise en œuvre.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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