Kaléidoscope est un roman paru aux éditions de l’Alma le 1er avril, plus de deux ans après le décès de son auteur. L’occasion de se pencher sur une autre des vies de Paul Andreu, ce touche-à-tout qui propose certes une vision de l’architecture mais interroge plus largement le rapport à la création, aux sciences, à la littérature.
« Je voulais être physicien, je suis devenu architecte, un peu par accident », confiait Paul Andreu en 2014 dans un entretien à France Info. Né en 1938, d’abord diplômé de l’école Polytechnique, puis des Ponts et chaussées, Paul Andreu avait ensuite étudié l’architecture, aux Beaux-Arts de Paris. Toute sa vie, il s’est tenu au carrefour de la science et de l’art, l’architecture comme clé de voute de son processus de création.
L’épouse de ce créateur multitâche, architecte, scientifique, dessinateur, peintre se souvient : « Quand il ne dessinait pas, ne peignait pas, n’élaborait pas de projet de bâtiment, ne concevait pas une structure ou n’étudiait pas un matériau … Paul écrivait ». Jusqu’à la fin de sa vie, il écrivit, jusqu’à achever ce roman, en août 2018, deux mois avant son décès, le 10 octobre suivant.
Kaléidoscope est un roman dont la voix résonne longtemps après l’avoir refermé. Un peu comme si les mots, les vies, les réflexions de tous les personnages qui vivent entre les pages, venaient en échos sur les murs labyrinthiques de sa construction. Le lecteur y croise une jeune fille de province, une éditrice alcoolique, une juriste perdue entre deux hommes, une journaliste qui fut une jeune fille de province, un physicien, un artiste, un jeune architecte qui doute, une chef de projet qui doute moins… Tous ont un point commun, ils ressentent, vivent l’aura de cet architecte tourmenté, grandissent en même temps que lui, tout à la fois architecte, mentor, voyageurs, concepteur, père, enseignant, amant, vieillard, époux, star, père …
Aucun n’a de nom, aucun n’a de ville, aucun n’a d’espace défini et détaillé. Un seul lieu reste instantanément prédominant, depuis la dédicace : « Au jardin du Luxembourg et à ceux qui l’aiment ». Le seul lieu reconnu et décrit du roman, plus particulièrement sa fontaine Médicis qui devient le point de convergence de tout le roman et de chaque personnage comme autant de lieux de rencontres, de rendez-vous, de retrouvailles.
Ce récit polyphonique parle de la nuit, de réveils difficiles, de soirées indécises. Il évoque le temps qui passe sans que l’on s’en aperçoive. « C’est un roman mélancolique » écrit Yannick Haenel, dans la préface du livre, citant un des personnages du roman : « il revendique la mélancolie comme une obligation à ne jamais se satisfaire du monde, à créer pour lui ajouter quelque chose ».
Paul Andreu, 80 ans, livre aussi ici un chantier contemporain et une lecture particulièrement actuelle des usages de l’amour, plus qu’un simple marivaudage. Il relate et décrypte les complexités des relations amoureuses, amicales, charnelles, comme il étudierait une structure. Ce roman est-il celui d’une vie ? Un roman de ses femmes ? Un foisonnement d’amours passionnées et de liens délicats à tisser et à rompre, une dernière fois ?
Car le personnage de l’architecte et son pouvoir de séduction sont bien ce qui chapote chacune des nouvelles ; l’homme de l’art est toujours là, encore et toujours incapable de déléguer. Kaléidoscope dresse le portrait de cet architecte insaisissable. Un double de son auteur ?
En tous cas, Paul Andreu aura su mettre de son métier dans le personnage, avec une certaine autodérision ! Quand il perd un concours : « Faute à des imbéciles, des crétins, des salopards. Il semblait en être tragiquement entourés. C’est bien le dernier des métiers. J’ai osé poser la question, quel métier ? Sans détacher le regard de la route : architecte. Ce mot décidément répondait à toutes les questions, les jours avec et les jours sans »
Ou cette journaliste à sa stagiaire : « Viens, j’interviewe un architecte. Tu verras, ça change des politiques. Ils font aussi des phrases, mais souvent sans arriver à les finir ».
Ce qui conduit à une interrogation. Les architectes aiment à penser qu’ils savent écrire. Si quelques-uns font l’effort de bien écrire, bien peu pourtant se jettent à l’eau. Cependant, à lire quelques commentaires du livre, on se prend à croire que la littérature peut être un fabuleux média pour diffuser, à un plus large spectre, le goût et le réflexe de l’architecture.
« Faire un projet, pour lui [l’architecte], cela n’avait jamais été résoudre un problème de chiffres en appliquant des normes mais créer des espaces pour un usage qui pourrait évoluer, un espace de rencontre et de liberté, ce n’était pas non plus faire formes inutiles, à la gloire de leur auteur, ce qui ne signifiait pas manquer d’imagination ou d’audace, mais découvrir et capter un désir pour lui donner une forme ». Ou encore : « « je récuse cette débauche de dépenses galopantes, de signes compliqués, convenus, de communication fumeuse, qu’on me décrit comme un présent merveilleux sans rien me dire de l’avenir ».
D’aucuns regretteront que le récit dresse ici un portrait encore un chouïa caricatural de l’homme de l’art, bien loin de celui de celles et ceux qui travaillent au quotidien dans des agences plus petites ou sur des programmes plus modestes.
Kaléïddoscope, cette énième interprétation des moments de vie d’un vieil homme qui se souvient de quelques-unes de ses histoires de jeunesse, sera sûrement sujet de questionnements pour les lecteurs qui connaissent l’auteur et son œuvre, lequel, avant d’être romancier, était avant tout concepteur. Pour autant, le récit est prenant.
Au point qu’il interroge sur le talent même de son auteur, d’un calibre existant de moins en moins, à la fois curieux, ouvert et sensible, mais aussi extrêmement pragmatique. Paul Andreu l’architecte était aussi ingénieur, sculpteur, peintre, essayiste, romancier… Une sorte de Michel-Ange des temps modernes puisque l’artiste italien était tout à la fois architecte, concepteur, tailleur de pierre, sculpteur, poète, théoricien, …
Mais là où le génie la Renaissance à su poser les fondations du monde moderne, son distant homologue du XXIème siècle, malgré tout son talent, restera celui dont une des œuvres les plus connues s’est effondrée, faisant quatre morts.
Les génies existent-ils encore ? Qui sait… Les architectes romantiques ? Sans doute…
Alice Delaleu
« Kaléidoscope », de Paul Andreu, roman (Alma éditions, 192 pages, 18 €)