Dans notre série « Il n’y a rien de mieux pour flinguer une carrière politique qu’un poste de ministre de la Culture »* la décennie 1993 – 2002 ne déroge pas au constat de départ. Trois des quatre titulaires sont des ministres de la « cohabitation » : Toubon, sous Mitterrand, Trautmann et Tasca sous Chirac. Entre les deux, seul Douste-Blazy, sera un ministre normal. Enfin, si l’on peut dire…
Jacques Toubon, ministre de la Culture et de la Francophonie (30 mars 1993 – 11 mai 1995)
Enarque (promotion Stendhal, 1965), Jacques Toubon est d’abord un fidèle de Jacques Chirac. Il prend une part active à la création du RPR, dont il est d’abord Délégué national (1978) puis Secrétaire général adjoint jusqu’en 1981. Elu député en 1981 (19ème circonscription) à Paris, il témoigne d’une dualité qui le suivra tout au long d’un parcours sinueux et ambigu.
Exemple : il vote le premier article de la loi Badinter abolissant la peine de mort mais contre l’ensemble du texte. Il emporte la mairie du 13ème arrondissement en 1983 et reste conseiller de Paris jusqu’en 2001. Il est (très légèrement) condamné en 1984 pour avoir mis en cause le comportement de François Mitterrand pendant la seconde guerre mondiale (avec François d’Aubert et Alain Madelin), ce qui le privera « d’un mois d’indemnité parlementaire ! »
Sa carrière connaîtra un soudain coup d’accélérateur lors du gouvernement de cohabitation d’Edouard Balladur (mars 1993). Le voici alors ministre de la Culture et de la Francophonie. L’architecture n’est pas dans les priorités du nouveau ministre dont la seconde épouse est Laure Wieler, artiste et experte en art. Sa première femme épousera Philippe Seguin.
Les deux années de Jacques Toubon rue de Valois consisteront à ne pas entraver la politique des Grands travaux, cohabitation oblige, et à renforcer leur statut juridique (création d’établissements publics). Seul fait marquant, il entérine la décision de créer au Palais de Chaillot la Cité de l’architecture et du patrimoine, qui regroupe le Musée des monuments français, l’Institut français d’architecture et le Centre des hautes études de Chaillot, qui ouvrira ses portes en 2007.
Face à l’hégémonie américaine, il plaide pour l’exception culturelle française dans les réunions internationales, fait voter une loi contre le « globish », ce qui lui vaut le sobriquet Allgood ! Il souhaitait succéder à Jacques Chirac à la mairie de Paris mais devient ministre de la Justice dans le gouvernement d’Alain Juppé (1995 – 97) jusqu’à l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon.
Son retrait de la vie politique nationale entre 1997 et 2004 n’empêche pas quelques cadavres de sortir des placards. Une sombre affaire de « prise illégale d’intérêts » (2000) dont il est blanchi en 2003, les critiques à l’égard du couple Tibéri, la rivalité avec Philippe Seguin… Il est finalement élu député européen (2004 – 2009) mais se considère lâché par l’Elysée. Nicolas Sarkozy lui donnera quelques missions et quelques os à ronger ; mais c’est François Hollande qui le nommera Défenseur des droits le 17 juillet 2014, à la suite de Dominique Baudis.
Sa nomination, critiquée par la gauche, est plébiscitée un an plus tard, après ses critiques inattendues contre l’état d’urgence ou la déchéance de nationalité. Lorsqu’il demandera le retrait des lanceurs de balles de défense utilisées par la police lors de la crise des Gilets jaunes, Toubon deviendra une sorte d’icône pour les ONG et les associations de défense des droits.
Cette fin de carrière en apothéose a été cruellement ternie par des révélations gênantes, comme s’il devait payer (si l’on peut dire) son revirement humanitaire. Selon le Canard Enchainé le total des revenus que Jacques Toubon cumulait en janvier 2019, à l’âge de 77 ans, « pourrait avoisiner les 30 000 euros mensuels », car il percevait 15 725 euros mensuels en tant que Défenseur des droits, auxquels venaient s’ajouter « ses pensions d’administrateur civil et de conseiller d’État, ainsi que sa triple retraite d’adjoint au maire de Paris, de député et de parlementaire européen ». Challenges et Le Figaro publient des chiffres à peine différents. Le principal intéressé bredouille sur Europe 1 « qu’il peut y avoir débat… ». Position dangereuse car « on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », disait le Cardinal de Retz, mémorialiste et frondeur.
Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture (7 novembre 1995 – 2 juin 1997)
Né à Lourdes, « la ville des miracles et des béatifications » glissait-t-il volontiers avec un sourire, Philippe Douste-Blazy, 67 ans, a été maire, député et ministre quatre fois. Médecin cardiologue, il a enseigné à l’université Paris-VII, puis à Harvard.
Après avoir quitté la vie politique française en 2007, il s’est consacré à la santé publique et à l’aide au développement à travers la structure qu’il a contribué à créer : Unitaid. Une organisation parrainée par les Nations-Unies et qui, grâce aux fonds récoltés via une taxe sur les billets d’avion, centralise l’achat de médicaments destinés aux pays en développement. Une mission dont il est très fier, mais qui l’a vu disparaître, ou presque, des radars médiatiques.
Il a tenté par divers moyens de refaire surface en briguant, en 2017, le poste de directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). À la veille de la pandémie, c’eut été un « miracle ». Mais Lourdes n’a pas opéré. Alors il s’est rabattu en 2020 sur un soutien étrange au professeur Raoult, le gourou marseillais du début de la pandémie…
Pourquoi a-t-il été nommé ministre de la Culture en 1995 après l’élection de Jacques Chirac à la présidence, dont il avait – bien que membre de l’UDF – soutenu la candidature ? Pour une question d’équilibre de la nouvelle majorité, ou pour équilibrer le poids des « jupettes » au sein du gouvernement Juppé ? Mis à part quelques opérations destinées à soutenir les artistes dans des villes dirigées par le Front National, il ne reste rien du passage de Douste-Blazy rue de Valois.
Un journaliste se souvient d’avoir sollicité une interview du ministre sur sa politique en matière d’architecture. On lui demanda d’envoyer à l’avance ses questions par écrit. Le ministre se contenta de lire les réponses, sans autres commentaires. Ambiance cordiale, l’entretien dura 15 minutes.
En mai 1997, le ministre est poignardé à Lourdes par un déséquilibré, un sort connu aussi à Paris par Bertrand Delanoë. Le véritable coup de poignard contre Douste, alors ministre des Affaires étrangères est celui lancé par Luc Ferry qui l’avait accusé d’avoir organisé une partouze avec de jeunes garçons à La Mamounia en 2005. Surpris par sa compagne de l’époque (Dominique Cantien), une dispute aurait éclaté dont les conséquences (reprises par le Canard enchaîné, le Point et Le Monde) aurait été une remise en état de la suite 312 (30 000 €), dévastée lors de la bagarre. Comme il se doit, les faits ont été minimisés ou démentis. Rien à voir avec l’affaire DSK à New York.
Une fois encore, comme Jacques Toubon, Philippe Douste-Blazy illustre cette propension de certains hommes politiques français à se croire intouchables, voire inoxydables, pourvu qu’ils se drapent dans les bons sentiments, au moment opportun. Le passage de Toubon rue de Valois fut piteux, celui de Douste pitoyable.
Catherine Trautmann, ministre de la Culture et de la Communication, Porte-parole (4 juin 1977 – 27 mars 2000)
Catherine Trautmann, maire de Strasbourg, avait été confrontée à Jean-Marie Le Pen venu tenir un meeting dans sa ville et qui avait baladé une tête en carton à son effigie. Elle décide, si l’on peut dire, de lui tenir tête ! Le tribunal condamne le leader frontiste au franc symbolique pour cette « mise en scène macabre et choquante évoquant l’image de la mise à mort par décapitation visant d’une manière certes symbolique mais intolérable à l’élimination de l’intéressée ».
Quinze ans avant le Califat de Daesh la « décapitation » agite les fantasmes politiques et place Catherine Trautmann en vue au sein du PS. Lionel Jospin lui confie le ministère de la Culture, de la Communication et la nomme porte-parole du Gouvernement pour succéder au tourmenté Douste-Blazy.
Selon le rapport de Jacques Rigaud sur la « refondation du ministère de la Culture », la décision est prise dès septembre 1997 de fusionner la direction de l’architecture et de celle du patrimoine en une direction unique : la DAPA confiée à François Barré. L’épisode engagé par d’Ornano sous Giscard est définitivement refermé.
La ministre se confronte à l’enseignement de l’architecture, augmente les crédits et réduit le nombre des écoles en Ile-de-France, qui passent de huit, à six. Elle tente de remettre de l’ordre au Palais de Tokyo, renonce à y installer une maison du cinéma (qui échoue au Centre américain construit par Frank Gehry). Elle nomme enfin Jean-Louis Cohen à la direction de la Cité de l’architecture et du patrimoine. Elle procède également au lancement du musée du Quai Branly, crée un établissement public administratif et organise en 1999 un concours international d’architecture dont le lauréat est Jean Nouvel.
Dans les autres secteurs de compétence de la rue de Valois, Catherine Trautmann met en place en 1998 des chartes de missions de service public qui conditionnent l’octroi des subventions de l’État. Elle réussit là où Maurice Druon avait échoué avec la métaphore de la « sébille ou du cocktail Molotov… »
Catherine Trautmann, en matière d’architecture, entend moderniser la profession sur tous les fronts en confiant, par prudence, la réflexion à une commission (« Quand on veut enterrer un problème… ») pilotée par Florence Contenay, Michel Ricard, Raphaël Hacquin et Ruth Marques. Bref la réforme de la loi de 1977 reste « à l’ordre du jour… »
Ayant plutôt réussi pendant les deux ans, neuf mois et 23 jours de sa présence rue de Valois, elle retourne dans le marigot électoral strasbourgeois et se fait élire au Parlement Européen jusqu’en 2014.
Catherine Tasca, ministre de la Culture et de Communication (27 mars 2000 – 17 juin 2002)
Catherine Tasca est une ancienne de la maison. À la direction des Arts et des Lettres sous André Malraux, elle s’occupe des Maisons de la Culture et connaît à merveille les arcanes du ministère où elle est nommée ministre déléguée à la Communication sous le premier gouvernement de Michel Rocard en 1988.
Sa nomination à la Culture, le 27 mars 2000, est voulue par Jospin pour « contrebalancer » le retour de Laurent Fabius aux affaires. Les querelles internes du PS jusqu’au sein du gouvernement, échappent au commun des mortels. Les axes principaux de sa politique concernent l’éducation artistique, la réorganisation de l’audiovisuel et du statut des musées. Elle donne un cadre légal à l’archéologie préventive et augmente les crédits des DRAC. Elle rêve d’un nouveau lieu pour les Archives, sans réussir à convaincre Bercy.
En matière d’architecture, Catherine Tasca reprend le programme de modernisation de la loi de 1977 amorcé par Catherine Trautmann. Elle participe au Congrès de l’Unsfa en octobre 2001 et annonce la suppression progressive des seuils dérogatoires (de 170 m² pour la maison individuelle, 800 m² pour les bâtiments agricoles et 2 000 m² pour les serres) ; l’élargissement des missions de l’architecte au-delà du permis de construire ; la création d’un « permis de réhabiliter », en partenariat avec le ministère du Logement, visant à établir un diagnostic technique, architectural et patrimonial de l’ouvrage.
« Nous avons besoin de plus d’architecture et de plus d’architectes », lance la ministre, tout en invitant les jeunes professionnels à se tourner davantage vers le projet urbain et l’aménagement de l’espace public. Vœu pieux alors que le projet d’un Conseil supérieur de l’architecture qui devait remplacer le CNOA semble abandonné. Sa carrière, interrompue en 2002, lui fait briguer le Sénat : élue en 2004, réélue en 2011, elle se retire en 2017.
Syrus
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* « Il n’y a rien de mieux pour flinguer une carrière politique qu’un poste de ministre de la Culture » – La série
– Le premier volet parcourt la période allant d’André Malraux à Maurice Druon.
– Le second, sous Giscard, revient sur les passages express au ministère de la Culture de Michel Guy et Françoise Giroud.
– Dans le troisième épisode, De Michel d’Ornano et Jean-Philippe Lecat, un seul meurt dans son lit.
– 1981–1993, les années Mitterrand : à la Culture, chassé-croisé Lang – Léotard
– Décennie 1993 – 2002 : Douste et les catherinettes, ce n’est pas Toubon.
La suite avec Aillagon, Donnedieu de Vabres (qui a pris trois ans fermes dans l’affaire Karachi le 15 juin 2020) et toute la bande. Il y en a eu 26, il n’en restera qu’une !