Qu’est-ce qui fait d’un bâtiment qu’il est résilient ? Sa vocation ? L’attachement que les gens du quartier lui portent ? En tout cas, ce ne peut pas être l’usage, sinon le Lavoir bains-douches de Gentilly (Val-de-Marne), transformé en ‘Pôle de l’image en mouvement’ par ARTEO (Didier Leneveu, Anne Forgia), serait depuis longtemps retourné à la poussière. Visite.
Bien malin l’architecte qui peut prédire, en neuf ou en réhabilitation, l’usage qui sera fait de son bâtiment. La meilleure volonté et les meilleures intentions du monde n’y suffisent pas, pas plus que les enquêtes sociologiques ou les plongées dans l’histoire du lieu. En témoigne à Gentilly un petit bâtiment non classé qui fait montre d’une belle résistance malgré sa totale inadaptation aux usages qui lui sont impartis depuis cent ans.
Le Lavoir bains-douches municipal de Gentilly – un lavoir de 32 places, 17 cabines de douches, 4 cabines avec baignoires – était en 1924, à son ouverture, le bâtiment patrimonial le plus remarquable du quartier, pas seulement pour le double escalier de sa façade principale et sa structure en ciment armé, technique révolutionnaire à l’époque.
En effet, établissement public, il symbolisait alors surtout un objectif sociétal noble au service du plus grand nombre : l’hygiène. Mais les symboles du progrès ne durent guère et dès la fin des années 50, le lavoir était fermé, obsolète en vingt ans à peine avec la construction des grands ensembles aux appartements dotés de salles de bains.
Le béton révolutionnaire avait à peine eu le temps de sécher que le bâtiment avait perdu son usage. Il traîne sa misère depuis, ayant alternativement connu résidences d’artistes, squats et autres occupations baroques au fil des fermetures. Cela pendant 75 ans !
De quoi susciter l’attachement, non pas de ceux qui l’ont vu naître, mais de ceux qui l’ont toujours connu dans le quartier. Au fil du temps, dans l’ombre du périphérique, les petites maisons ouvrières et petits jardins du Bassin parisien ont laissé place aux premiers immeubles collectifs jusqu’à la dernière transformation en date, une ZAC bien tristounette, voire bien décourageante. C’est dans cet espace désormais refermé sur lui-même et enclavé qu’un immeuble de logements vient s’accrocher au lavoir de façon malheureuse, et ce n’est rien de l’écrire. C’est dire que ce lavoir bains-douches a l’habitude de n’être jamais au bon endroit au bon moment, et cela depuis 100 ans !
Il ne devrait pas en être autrement aujourd’hui que, réhabilité par l’agence ARTEO et livré en 2020, le lavoir est devenu un autre bâtiment, un ‘Pôle de l’image en mouvement et des écritures numériques’, une « institution culturelle unique en France » dédiée à l’image et au son. Quelle que soit sa nouvelle vocation, il y a fort à parier cependant qu’elle sera de nouveau obsolète dans vingt ans, peut-être plus vite encore puisque liée aux nouvelles technologies. Un bâtiment maudit ?
Pas exactement. D’abord il est toujours là et, refait à neuf, possède désormais de bonnes chances de survivre à la ZAC mal inspirée qui le coince. « Il y avait ici une volonté ferme des habitants du Gentilly historique que ce bâtiment continue à exister même s’ils ne savaient pas quoi en faire », souligne Didier Leneveu lors de la visite de presse le matin d’une grise journée de décembre. Dit autrement, la permanence du Lavoir est, au-delà de l’usage, liée à l’attachement à un bâtiment public dans un territoire où ils sont rares.
Ce d’autant plus en l’occurrence que les bains-douches, autrefois symboles de modernité, sont aujourd’hui un équipement presque dégradant destiné aux clochards, à ceux qui n’ont pas de logement, aux sans-abri et aux migrants. Il fallait faire quelque chose.
Gentilly compte depuis 1996 La Maison de la Photographie Robert Doisneau (ou Maison Doisneau), une spécificité locale par rapport à la vaste offre culturelle – musées, théâtres, cinémas – qu’offre Paris toute proche. Il y avait-là pour la ville un petit créneau bien contextuel pour faire vivre le quartier, la ville et peut-être au-delà. Ce d’autant que Robert Doisneau lui-même a fréquenté le lavoir avec sa mère.* D’où l’idée de ce ‘Pôle de l’image en mouvement et des écritures numériques’.
Pour faire rentrer ce programme – studios, ateliers, auditorium, cafétéria, administration – dans des bains-douches, ARTEO a sculpté et évidé le volume initial, accroché sur quatre niveaux des boîtes abritant notamment les studios et l’administration et, surtout, creusé en sous-sol pour y glisser l’auditorium de 93 places ainsi que des loges, la solution qui a vraisemblablement permis à l’agence de gagner le concours. De gros travaux certes mais c’était ça ou la démolition.
Que garder : l’usage ? la volumétrie ? la façade ? l’entrée ? … Ici le lavoir n’a plus rien à voir avec celui qui existait avant sinon le mot lui-même et la trace de la volumétrie d’origine. A part ça, sans un poteau intérieur, c’est une coquille structurelle vide avec, sous quatre mètres de hauteur, des planchers libres de façade à façade ; une façade (presque) d’origine qui fait un pied de nez à l’histoire, une autre qui raconte la nouvelle histoire.
L’usage prévu n’était sans doute pas ici le plus important pour l’architecte, le programme d’ailleurs assez mal défini au départ ayant autant de chances d’être bientôt aussi pertinent que les bains-douches en leur temps. De fait, ARTEO a d’ores et déjà anticipé son obsolescente et la réhabilitation proposée permet justement que d’autres usages – apparemment fréquents et diversifiés depuis l’origine – puissent voir le jour à l’avenir sans pour autant avoir besoin de tout refaire.
« L’architecte n’a pas fonction de devin mais techniquement, tu essayes de prendre un peu d’avance : par rapport au programme de départ, mis à part le studio son, tous les autres espaces, y compris les bureaux, peuvent devenir des studios et vice-versa. Nous nous attachons à moins affecter précisément les usages. Idem avec la signalétique, afin de n’être pas obligé de tout recommencer en cas d’évolution. Finalement, il s’agit d’un équipement public désormais assaini et, prévu pour des surcharges de 400kg/m², qui devrait perdurer un moment », se félicite Didier Leneveu. En fait, ce n’est pas le bâtiment qui est réversible mais ses usages**.
Et si au fond la question de l’usage péremptoire n’était pas si importante dans un bâtiment public ?
Pour ces édifices plusieurs fois contemporains – car le nouveau lavoir de Gentilly est sans conteste à nouveau contemporain – une autre démarche intellectuelle ne consisterait-elle pas à envisager une affectation très large, voire floue des ouvrages ? L’important serait d’abord qu’ils soient assainis et permettent d’envisager des changements d’usages, offrant ainsi souplesse et dynamisme à la programmation, chaque bâtiment proposant sa propre logique. Qui peut le plus peut le moins. Imaginez pour les élu(e)s la capacité d’adaptation d’une élection à l’autre, avec la certitude de ne plus jamais se tromper ?
Ainsi, l’agence québécoise FABG a transformé en 2018 à Montréal un ancien gymnase et centre sportif en maison de la Culture***, ce qui laisse vraiment de la place à l’imagination.
Par chez nous, un PLU et une ZAC obligent cependant et ce sont bien les politiques qui ont les clefs de la ville. Personne hélas ne sera surpris de s’apercevoir qu’ils en manquent cruellement justement, d’imagination.
Certes, pour le permis de construire, il faudrait changer les types d’autorisation et les règles ERP mais un ‘permis de réhabilitation’ par exemple permettrait de remettre en état avant de vraiment savoir ce qui se passera. Catherine Tasca, ministre de la Culture, y pensait déjà en 2000 ! D’ailleurs, dans nombre d’opérations, y compris celle-ci, le programme évolue durant les études et si les promoteurs ne parviennent pas à commercialiser leurs surfaces, nul doute que l’usage prévu sera fissa amené à évoluer.
En réalité, le changement d’usage est sans doute possible dès la livraison de l’ouvrage, c’est juste que cela prend longtemps d’en acter le principe. Mais aujourd’hui qu’il est bien vu pour les architectes de faire de la réhabilitation, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans, les réflexions sur le changement d’usage abondent. Mais bon, le temps que l’administration s’empare du sujet…
A Didier Leneveu le mot de la fin : « Le plus important, la pandémie l’a démontré, est de se retrouver dans un lieu qui ne soit ni celui du travail ni celui du logement et où on peut faire des choses avec les autres ». Dont acte.
Christophe Leray
*Voir Doisneau sans les photos, un merveilleux film de Bernard Bloch (7 minutes) – les productions de l’œil sauvage https://vimeo.com/48292665
** Découvrir la présentation complète de ce projet :
– le dossier de presse – Le Lavoir numérique, à Gentilly, où les bains-douches revus par ARTEO ;
– la vidéo – Des bains-douches au lavoir numérique, une transformation signée Arteo
*** Voir Signé FABG Quai 5160 – Maison de la culture de Verdun, au Canada