En août 2007, lors de son discours aux ambassadeurs, le président français Nicolas Sarkozy présentait «la confrontation entre Islam et Occident» comme «le premier défi mondial» à relever. Il adhérait donc à la thèse du ‘choc des civilisations’, théorisée par l’universitaire américain Samuel Huntington et qui a façonné la doctrine des néo-conservateurs américains en politique étrangère.
Un mois plus tard, le jury du Prix Aga Khan, une compétition triennale dotée de 1M$ devenue l’une des plus prestigieuses récompenses dans le domaine de l’architecture, annonçait ses lauréats. Depuis sa création en 1977, la fondation Aga Khan «défend avec vigueur les besoins et les aspirations humaines qui sont au cœur de la pratique de l’architecture», plus particulièrement dans les sociétés où «la présence des musulmans est significative» et n’a jamais fait mystère de ses intentions humanistes. En septembre 2007 donc, comme une réponse ironique à Sarkozy, le jury présentait les travaux de ses neuf lauréats «comme une alternative au futile ‘choc des civilisations’».
Trois ans plus tard, en 2010, les printemps arabes semblaient leur donner raison. Qui se souvient que Bachar Al-Assad, le 29 mars 2011, promettait des réformes ? Dix jours plus tôt, le Conseil de sécurité avait voté en faveur d’une intervention aérienne en Libye et Nicolas Sarkozy passait de la parole aux actes. Nous connaissons la suite, toute la suite.
‘Futile’ le choc des civilisations ? En 2016 le fait religieux et les intérêts bien compris des industries militaires ont mis la planète à feu et à sang, à nouveau et comme d’habitude depuis qu’un dieu quelconque s’est mêlé des affaires d’Adam et Eve. Pourtant la fondation Aga Khan s’entête. Et à découvrir les 19 nominés de sa sélection 2016 – les lauréats seront connus en septembre – on a comme elle envie d’y croire encore.
A tous ceux qui se posent des questions à propos des ‘amalgames’ – matériau de dentiste – la réponse du jury de l’Aga Khan est sans ambiguïté : oui l’architecture peut être le signe d’un monde meilleur. La preuve, il y a même parmi les projets présentés des toitures végétalisées, comme pour ce merveilleux centre communautaire rural au Bengladesh inspiré par l’un des sites archéologiques urbains les plus anciens du pays. Comme quoi, ces concepts soi-disant «innovants» qui font fureur chez nous n’ont pas ailleurs encore été récupérés par les marchands du temple. Ca se voit. Architecture ‘sensible’, autre mot à la mode ici ? En tout cas un recul salutaire quant à l’arrogance de nos pratiques occidentales.
En témoigne encore l’audacieux projet de l’Académie Royale de Conservation de la Nature à Ajlun en Jordanie, au dessin étonnamment similaire à celui du nouveau bâtiment de l’université américaine de Beyrouth au Liban signé Zaha Hadid, les deux conçus à peu près en même temps. L’académie, signée de l’agence jordanienne Khammash Architects, est construite dans une carrière abandonnée et relativise en un coup d’œil la supposée contemporanéité de l’architecture française et européenne. Bonjour le coup de vieux ! Il est d’ailleurs intéressant de constater que c’est la conception de la gare de Casablanca au Maroc qui a influencé celle de la gare Rosa Parks à Paris, toutes deux signées AREP, et non l’inverse.
Depuis trente ans, si le principe «d’encourager des concepts d’architecture qui répondent avec succès aux besoins et aux aspirations de sociétés dans lesquelles les musulmans occupent une place significative» demeure, la fondation Aga Khan a depuis une dizaine d’années singulièrement élargi son champ de prospection. Bien sûr que le jury* est indépendant mais n’est-ce pas une preuve d’engagement, fut-il diplomatique, que de retenir parmi les nominés 2016 cette micro bibliothèque imaginée par ZAO/standardarchiteture-Zhang Ke dans un hutong de Pékin ? L’ouvrage, tout petit, est lui-même d’une grande subtilité mais, que l’on sache, il n’y a pas de musulmans, sinon une infime minorité, dans les hutong de Pékin. Une façon de rappeler au monde le sort peu enviable des Ouïgurs du XinJiang – un autre choc des civilisations – sans s’attirer les foudres de Pékin.
Les ironies ne manquent pas dans cette sélection. Ainsi est retenu Superkilen, au Danemark, un lieu de rencontre pour les habitants du quartier le plus multiethnique de Copenhague signé du désormais incontournable Bjarke Ingels (BIG). Il s’agit selon le jury «d’un exercice extrême de participation» malgré les multiples religions, cultures et langues du lieu. Mais ça, c’était avant, en 2009, quand BIG n’était pas encore si connu. Aujourd’hui, le même fait des parcs d’attraction pour la grande distribution. Europa City ça s’appelle, aux racines chrétiennes sans doute comme dirait Nicolas Sarkozy.
Ironique encore la cohabitation forcée, par l’architecture et l’intelligence, entre sunnites et chiites qui s’entre-déchirent par ailleurs sans inhibition. Trois réalisations iraniennes sont retenues, qui chacune tendent à montrer la modernité du pays désormais ouvert au reste du monde, et une réalisation saoudienne, une bibliothèque ! D’ailleurs, les bibliothèques et les écoles prédominent dans les sélections et parmi les lauréats du prix Aga Khan. En témoignent cette année encore, après celles de Pékin et Ryad, ces mini-bibliothèques kosovares de 24m², faciles à installer partout dans le pays, la bibliothèque de Ceuta en Espagne ou l’Ecole Supérieure de Technologie, à Guelmim, au Maroc, destinée à apporter l’éducation dans les régions reculées du pays, ou encore l’école flottante de Makoko au Nigéria. Pour contrer la folie des hommes, plutôt qu’un Livre, des livres ! semble nous rappeler cette sélection.
D’ailleurs le jury s’emploie, presque malicieusement, à montrer l’universalité de l’architecture. Un Français est sélectionné pour un bâtiment à Doha ou au Maroc, un Japonais pour un autre au Sénégal, un Allemand en Arabie Saoudite, etc. De fait, au détour d’une résidence d’artiste au Sénégal, les membres du jury annoncent clairement la couleur: «l’art et l’architecture sont des droits auxquels chacun peut prétendre», affirment-ils. De quoi enrager les fondus de dieu.
La sélection vaut aussi par ceux qui ne sont pas ou plus là. Aucun des nouveaux bâtiments qui défigurent La Mecque n’est retenu ; peut-être en effet que la façon effrénée dont se développe la ville ne correspond pas aux «besoins et aux aspirations» de la société qui l’abrite. Idem pour le palais fantasmagorique aux mille pièces de Recep Erdogan, le satrape turc qui se prend pour un khalife. Un camouflet et, en creux, une critique, au moins morale. Plus triste, la réhabilitation de la vieille ville de Sanaa au Yémen était lauréate une première fois en 1995 ; cinq ans après la réunification des deux Yémen, elle se voulait un exemple porteur d’espoir et de réconciliation. En 2007 justement, la ville était à nouveau distinguée grâce au travail de l’architecte française Marylène Barret. Aujourd’hui, en 2016, la guerre civile fait rage et le pays est bombardé en tous sens. A Sanaa, tout est à refaire. L’architecture ne peut pas tout.
Nombre des projets sélectionnés au fil du temps par le prix Aga Khan mettent en exergue la capacité des architectes à s’appuyer sur les ressources locales, jusqu’aux bidons d’essence recyclés de l’école de Makoko à Lagos au Nigéria présentée cette année. De fait Wang Shu et Francis Kéré, pour citer les plus emblématiques architectes de cette pratique sur deux continents, sont tous deux déjà lauréats, le premier en 2013, le second dès 2004. Mais toute l’architecture remarquable ne peut pas être issue de la seule économie de la récupération et il y a toujours une tour contemporaine dans les sélections de l’Aga Khan.
En 2007 donc, c’était les tours Petronas de Kuala Lumpur. Cette année, la tour de Jean Nouvel à Doha est à l’honneur, et pas seulement parce que Dominique Perrault est dans le jury (Nouvel était déjà lauréat en 1989 pour l’Institut du monde arabe). Avec ses tours contemporaines des quartiers d’affaires, le prix Aga Khan permet, en se gardant de toute naïveté, de montrer la modernité de nombre de sociétés musulmanes, laquelle invite à éviter les déclarations définitives du type ‘choc des civilisations’.
Christophe Leray
*Le jury 2016
– Suad Amiry, Fondateur, Centre Riwaq pour la Conservation Architecturale, Ramallah
– Emre Arolat, Fondateur, EAA-Emre Arolat Architecture, Istanbul
– Akeel Bilgrami, Professeur Sydney Morgenbesser de Philosophie, Université de Columbia, New York
– Luis Fernàndez-Galiano, Editeur, Architectura Viva, Madrid
– Hameed Haroon, Directeur Général, Herald Publications, Karachi
– Lesley Lokko, Directrice, Graduate School of Architecture, Université de Johannesbourg, Johannesbourg
– Mohsen Mostafavi, Doyen, Graduate School of Design, Université d’Harvard, Cambridge
– Dominique Perrault, Fondateur, Dominique Perrault Architecture, Paris
– Hossein Rezai, Directeur, Web Structures, Singapour