A Issy-les-Moulineaux, (Hauts-de-Seine), dans la ZAC du Pont d’Issy, les travaux de la tour Keiko conçue par l’architecte Françoise Raynaud ont débuté en 2021. L’ouvrage de 69 mètres de haut sur 14 étages comptera, en 2023, 25 000 m² de bureaux qui offriront une vue imprenable sur la Seine et la Tour Eiffel. Et personne pour crier au scandale ?
C’est le genre d’article qui commence sans que l’on n’y prenne garde. Sur une petite parcelle, ancienne friche industrielle en bord de Seine, au fil des promenades, sont d’abord apparues, livrées en 2018, quasi en même temps, trois tours de logements presque siamoises de 13, 16 et 17 étages. Signées du cabinet parisien Loci Anima (Françoise Raynaud), elles illustrent parfaitement l’approche sensible de l’agence*, fondée en 2005, dès qu’il s’agit de concevoir et construire une tour. Mais bon, trois tours d’un coup, sur la même petite parcelle, pour la même architecte, ce n’est pas tout à fait banal.
Puis au fil du temps, la même promenade au bord de l’eau a permis de voir s’élever au même endroit, tout à côté des tours, un immeuble de bureaux, Campus Aquarel, finalement inauguré en avril 2019 pour les 4 000 employés de Cap Gemini maître d’ouvrage. Architecte ? Françoise Raynaud ! Laquelle, avec ces trois tours de logement, incluant des logements sociaux(1), et un immeuble de bureaux, signe un mini-quartier tout neuf en bord de Seine. Ce qui n’est pas banal.
Puis les mois passent. La promenade au bord du fleuve immuable perdure. Le temps de voir, de l’autre côté du pont d’Issy, surgir ‘Bridge’, l’immeuble de Jean-Paul Viguier dont les clinquants porte-à-faux soulignent l’ambition d’Orange, le maître d’ouvrage. ‘Bridge’ n’était pas encore livré qu’étaient cependant déjà engagés des travaux de fondations au pied même de l’immeuble blanc de Cap Gemini, de grands panneaux et des perspectives annonçant à cet endroit l’édification d’une nouvelle tour de bureaux, la tour Keiko. Maître d’œuvre ? Loci anima, Françoise Raynaud !
Cinq bâtiments totalement différents, les uns juste à côté des autres, sur une étroite parcelle en bord de Seine ? Des tours en plus ? Le tout par la même architecte ? Voilà qui, pour le coup, n’est carrément pas banal.
Le plus étonnant est que, pour Françoise Raynaud, dans un sens, tout a commencé là, en 2008, sur cette friche d’Issy-les-Moulineaux et qu’il est logique que la même architecte livre en 2021 une tour à New York qui lui vaut les bravos du New York Times. Des tours, elle en a construites d’autres depuis 2008 et d’autres sont à venir, telle la première tour multimodale de Strasbourg, tant Loci Anima a fait la démonstration, dès le projet d’Issy, que bien vivre dans une tour n’est pas un oxymore, aussi longtemps peut-être que chacun puisse y observer la lune de son balcon en levant les yeux au ciel ou découvrir en les baissant à cet endroit le splendide panorama du petit bras de la Seine.
Sur ce terrain triangulaire pourtant enclavé entre les viaducs du train et du tram, la voie sur berge et l’avenue d’entrée de ville, les cinq bâtiments si proches sont pourtant d’une grande politesse les uns vis-à-vis des autres, comme le seraient des cousins, comme si le tout faisait un tout justement.
Allo Françoise Raynaud ?
À l’époque, en 2007 ou 2008, le concours concernait toute la parcelle, y compris la partie où se tient aujourd’hui le bâtiment de Jean-Paul Viguier. Le promoteur SEFRI CIME avait proposé à Françoise Raynaud de faire équipe et c’est elle qui avait proposé à l’architecte japonaise Itsuko Hasegawa, qu’elle ne connaissait pas personnellement, de s’associer au projet. Ensemble, elles s’imposent face à Claude Vasconi, Arte Charpentier, Jean-Michel Wilmotte, Valode&Pistre, Manuelle Gautrand et Rogers/Hauvette. Hello !
Certes Françoise Raynaud avait auparavant construit une tour à Tokyo lors de ses années chez Jean Nouvel, il n’en demeure pas moins que « c’était gonflé de donner le projet à une seule agence, une jeune agence en plus, et encore, dirigée par une femme », se souvient l’architecte. C’est vrai qu’il faut aujourd’hui trois architectes par projet de vingt logements…
Une histoire de femmes donc ?
Peut-être.
Allo André Santini [maire d’Issy-les-Moulineaux] ?
C’est Philippe Knusmann, son adjoint à l’urbanisme, qui répond et qui, par un bel après-midi de juin 2021, reçoit Chroniques à la terrasse de Chez Paulette, une brasserie située à la pointe du triangle, au pied des tours. Le troquet est facile à trouver, c’est le seul qui affiche en vitrine un hélicoptère, un vrai, sans pour autant perturber l’échelle et l’intimité de la rue, ce qui est en soi une sorte de performance.
Avant de s’occuper d’urbanisme, Philippe Knusmann, qui suit André Santini depuis 1977, a été adjoint à l’Education de la ville pendant douze ans, largement le temps de découvrir comment travailler avec les architectes. « Entre la construction de nouvelles écoles, les réhabilitations et les extensions, il y avait toujours quelque chose à faire, c’est là que j’ai pris goût à l’architecture », dit-il. Sa dernière école est celle de l’éco-quartier des Bords de Seine, signée Badia-Berger**, mais sa conviction, qui deviendra sa ligne directrice, était déjà acquise : les premières préoccupations sont la fonctionnalité et l’habitabilité. Dit autrement, le confort des usagers en premier lieu, puis, ensuite seulement l’esthétique, laquelle est cependant assortie de « l’entière liberté de l’autorité du geste » laissée aux architectes.
Toujours est-il qu’André Santini et ses équipes sont parvenus en quelques décennies à transformer les friches industrielles le long de la Seine, alors vécues par beaucoup comme une plaie, en une source de renouvellement et de richesse pour la commune. Pour ce faire, la ville a fait appel aux meilleurs – Christian de Portzamparc y a construit trois bâtiments, parmi d’autres de la génération Nouvel, Ory, Wilmotte, etc.
Justement, et Françoise Raynaud ?
« Dans le domaine de l’architecture, les résultats des concours comptent toujours une part de subjectivité », souligne, l’œil malicieux, Philippe Knusmann. « À l’expérience, nous nous sommes aperçus que nos architectes étaient essentiellement masculins », relève-t-il. À partir de ce constat, le maire a souhaité apporter « une autre vision de l’architecture ». C’est ainsi par exemple que les sœurs Salma et Salwa Mikou (Mikou Design Studio) ont emporté le concours et construit la piscine Feng Shui du Fort d’Issy, réalisant là peut-être une de leurs œuvres les plus réussies.
« Françoise Raynaud était le choix du promoteur, André Santini ne la connaissait pas. Nous savions qu’elle était passée chez Nouvel, ce qui la crédibilisait. Ce genre de considérations résultent souvent d’un équilibre entre la vision du promoteur et celle du maire », poursuit l’édile qui note cependant que le risque était calculé : « le projet de Françoise Raynaud prend place dans un secteur avec peu de contraintes – peu de présence résidentielle, de l’espace, du recul – mais une qualité symbolique forte en entrée de ville, des conditions qui permettent aux architectes de s’exprimer ».
C’est tout ce dont Françoise Raynaud avait besoin. D’ailleurs d’aucuns en parlent encore en Amérique.
En effet, Les prix des 170 logements de Greenwich West, la toute première tour de New York conçue par une architecte française, et seulement troisième femme, oscillent entre 1 et 5,5 millions de dollars. La tour a été livrée en 2021 et compte 30 étages.
« J’ai gagné le concours en finale contre Rafael Vinoly car le promoteur souhaitait un Sud-Américain. J’avais envoyé quand même un dossier avec les tours d’Issy : les membres du jury et le promoteur ont été scotchés par la capacité de faire des appartements de très grande qualité », raconte l’architecte. « Une façade ça se change, mais les logements sont des objets ingrats, les moins bien payés et les plus laborieux à réaliser avec qualité. J’ai dessiné tous ces appartements, un par un, le week-end, chez moi, par passion. Ces appartements sont feng Shui, avec des qualités spatiales incroyables. Française, j’ai l’habitude de travailler avec des petites surfaces ; avec les surfaces qu’ils me donnaient, c’était le Nirvana : le moindre 3-pièces fait 120m² ! Quand on a développé la capacité à travailler avec le petit, alors le grand… ».
Retour à Issy. La tour Keiko donc, une tour de bureau cette fois. « Il ne s’agit pas d’un travail sculptural mais d’un travail de symbiose avec l’environnement avec la volonté de faire bénéficier tous les usagers d’un intérieur confortable. Pour cela, il a fallu exploiter la parcelle au maximum, un travail inouï et aussi un travail d’intelligence collective, il a fallu 25 maquettes pour y arriver », dit-elle. Livraison prévue en 2023.
Comme quoi, construire presque à Paris des tours avec vue sur la Tour Eiffel et la Seine, c’est possible !
« Pour ces tours en bord de Seine, nous avons eu quelques recours, tous perdus par leurs auteurs, de l’animation locale », se souvient Philippe Knusmann. Rien qui ne semble en tout cas l’empêcher de dormir. Il fait valoir que la ville avait déjà livré à ses habitants en 2015 la tour Atypik de l’architecte Christophe Cheney (Agence 2A) – 159 logements dont 34 logements sociaux – qui culmine à 56 m de hauteur, « tour d’avant-garde », selon Bouygues qui l’a construite et ouvrage « précurseur » selon l’adjoint. Bref, les Ysséens ont compris quelque chose de l’architecture contemporaine et rien ne devrait empêcher la construction de la tour Keiko.
En tout cas, à force, au fil du temps, le long de la Seine immuable, au droit du pont d’Issy, Loci Anima a donné une âme au lieu.
Christophe Leray
* Lire notre entretien Françoise Raynaud, de l’animisme postindustriel
**Lire notre article Pour Badia-Berger, à Issy-les-Moulineaux, tout un programme
(1) Article mis à jour le 08/09/2021.