Chez ces gens-là, d’abord, il y a le fléau de la marginalisation. En l’occurrence, pour les architectes, comment œuvrer pour le bien de gens qui n’ont aucune idée de ce à quoi vous servez ?
« Je ne me sens pas bien, je crois que j’ai attrapé un virus. Qu’est-ce que je peux faire ? »
« Ben, va voir un médecin, évidemment ! »
« Ah ? Merci du tuyau, je n’y avais pas pensé… ».
Quelles sont les professions dont nul ne sait plus à quoi elles servent ? Il ne doit pas y en avoir beaucoup. Mais il en existe au moins une : architecte.
Un sondage, certes daté (IPSOS-Le Moniteur,22/11/2002), demeure instructif sur les clichés accolés au noble art.
– L’architecte est un luxe onéreux (82% des Français). C’est l’inverse, les architectes sont même la solution la plus économique pour faire construire, grâce à la maîtrise d’œuvre. Maîtrise de l’œuvre pour qui sait lire !
– L’architecture est une discipline difficile à comprendre (73%). Pas du tout ! Les architectes n’expliquent aux gens que trop rarement hélas ce à quoi ils servent.
– Architecte est un métier plutôt difficile (89%). Là, tout le monde est bien d’accord.
– Architecte est un métier qui permet de bien gagner sa vie (87%). A vrai dire, ses revenus sont pourtant les plus faibles des professions réglementées.
– Un métier qui a de l’avenir (95%). Un mystère ! Comment expliquer cet avis, pour une profession méconnue du grand public (et donc aussi des « élus » qui font partie de ce « grand public »), très largement délaissée par l’essentiel de la clientèle ?
Comment en est-on arrivé là ? Comment se fait-il qu’une profession existant depuis aussi longtemps, qui répond à une demande lourde de conséquences – faire construire ou rénover le projet d’un client, lui apporter une valeur précieuse en réalisant son investissement sur les plans techniques, financiers, qualité d’usage, etc. – soit ainsi marginalisée ? Pourquoi les deux tiers de tout ce qui se construit, et 90% des gens, échappent-ils aux hommes et femmes de l’art ?
Pourquoi une telle marginalisation de ce métier essentiel ? Peut-être « les gens » (pour simplifier) ne comprennent-ils tout simplement ce à quoi sert l’architecte. Comment sauraient-ils que, loin d’être un « luxe onéreux », il permet une construction dans les meilleures conditions, pour un meilleur résultat, sur tous les plans ?
Tout est dans un mot qui leur semble compliqué : maître d’œuvre. Parce que construire implique justement pour la réussite du projet une maîtrise de l’œuvre. Faire construire est par nature « aventureux ». Tout simplement parce que le client doit s’engager, faire l’acte d’achat, alors que rien n’existe encore. C’est cette notion de « produit à venir » qui fait toute la différence entre le monde de l’Industrie, qui usine en série des produits existants, testés et fiables, et le monde du Bâtiment dont chaque projet est une aventure en soi avec tous les aléas et risques que cela comporte.
En terrain inconnu, comment se protège l’audacieux ? En prenant un guide connaissant bien le terrain et sachant comment se prémunir des dangers. Ce guide est le médecin quand l’audace est de guérir et c’est l’architecte dans elle est de faire construire.
Consulter un médecin ou un avocat est une évidence pour le plus grand nombre. Il est plus compliqué d’acheter un bâtiment qui n’existe pas encore, pour une expérience de vie souvent unique quand il s’agit d’une maison individuelle. Pour laquelle d’ailleurs les Pouvoir Publics recommandent le leurre du contrat CMI pour les maisons individuelles, pourtant si dangereux.* Il est vrai que, les pouvoirs Publics, ce sont des gens ordinaires, élus un jour, qui n’en savent pas plus que « les gens » sur le métier d’architecte, encore moins de maître d’œuvre.
La maîtrise d’œuvre, au sens propre, n’est plus un réflexe d’achat des consommateurs. Dans notre monde consumériste, « les gens » veulent acheter des produits matériels, concrets, palpables. En outre, ils ne sont pas inquiets : tout est toujours prévu pour les protéger, le risque proche de zéro. Dans l’Industrie, oui. Dans le Bâtiment, non… Sauf à y être contraints, comme consulter un médecin ou un avocat, « les gens » n’achètent pas des conseils ou des prestations intellectuelles ; ils achètent des résultats. Nous-mêmes agissons ainsi, quand nous nous retrouvons être des acheteurs, dans d’autres domaines !
Cela conduit à la question-mystère : pourquoi les architectes ne veulent-ils pas modifier leur façon de faire pour l’adapter à la demande des gens ? Pourquoi rester enfermé dans un monde immuable en refusant de prendre en compte les préoccupations et les réflexes de gens qui devraient être tous leurs clients potentiels ?
Si les gens ne savent plus à quoi sert l’architecte ni quels sont les avantages, c’est sans doute en partie de sa faute. Aujourd’hui, pour changer les clichés, il y a tout à faire !
Il devrait notamment :
– expliquer que faire construire est difficile et dangereux et donc impose un guide indépendant : l’architecte. Autrement dit, expliquer et expliquer encore ce qu’est la maîtrise d’œuvre et pourquoi elle est in-dis-pen-sable ;
– comprendre et faire comprendre que les façons d’acheter actuelles, en 2022, qui ne sont plus celles du XIXe siècle (bien qu’une chronique n’y suffirait sans doute pas) ;
– abandonner une vision également très XIXe siècle, qui était celle de se contenter d’une clientèle très ciblée, d’une élite fortunée et avertie, pour trouver comment mettre au service de tout le monde toute la valeur d’une maîtrise d’œuvre indépendante.
Une des pistes passe probablement par une généralisation des interventions de l’architecte, non plus une maîtrise d’œuvre complète dans tous les cas mais des interventions ponctuelles, plus centrées sur l’Assistance à Maîtrise d’Ouvrage, apportant ainsi une très forte valeur ajoutée à sa prestation.
Une autre piste serait d’utiliser le courtage en travaux, non pas de façon strictement financière mais en y intégrant évidemment ce qui fait la valeur de l’architecture : une prestation d’architecte, technique, juridique, architecturale.
Si l’architecte doit se remettre en question, encore faut-il que la loi évolue afin de ne plus lui coller ces responsabilités absurdes de « constructeur » (au sens du Code Civil, c’est-à-dire de « vendeur de travaux ») qui l’entrave pour rendre l’architecture accessible à tous, en toute occasion.
Les autres professions – artisans, commerçants, autres professions libérales, etc. – ont toutes dans l’immense majorité des clients « pré-convaincus » dès qu’ils poussent la porte du professionnel. Pourquoi les architectes se limiteraient-ils à une clientèle avertie et professionnelle de la construction plutôt que d’exercer une « profession normale » au service de tous ?
Jean-François Espagno
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