Parlons d’argent. En effet, se soucier de la bonne santé financière de son agence d’architecture – voire de ses propres revenus – n’est pas honteux. C’est même légitime et très utile. Eclairant sans doute.
Les plus bas revenus
Les architectes ont les plus bas revenus de toutes les professions réglementées*. Il en faut bien une tout en bas de l’échelle, alors pourquoi pas les architectes ? Non, il n’est pas normal que les architectes occupent cette dernière place. Pour plusieurs raisons.
A cause de la longueur de leurs études. De longues études sont un investissement important, en temps – six ans en général (HMONP comprise) – et donc par là même, un investissement également financier, puisqu’il y faut bien vivre pendant ces études. Tout investissement mérite retour, un diplôme et une habilitation après six années d’études méritent de bons revenus.
Le métier d’architecte est chronophage. Je ne connais pas d’architecte « aux 35 heures », sauf à considérer que ces 35 heures sont déjà faites le mercredi soir. J’ai plutôt constaté 50 heures hebdomadaires, en moyenne. Ajoutons à cela des périodes minimales de vacances – les instructions de demandes de permis traînent en longueur quand ce ne sont pas les chantiers qui accaparent. Nous arrivons ainsi à l’équation suivante : revenus bas / durée de travail énorme = taux horaire minuscule !
Ses responsabilités sont délirantes. Le Code Civil a classé par erreur les architectes en tant que « constructeurs » (traduisez « vendeurs de travaux »), ce qu’ils ne sont pas, bien entendu ; au contraire, puisque leur indépendance est indispensable à leur devoir de conseil. Mais ils sont, de fait, plus ou moins impliqués dans les erreurs ou les fautes des « réalisateurs » (les vrais constructeurs). Ce qui est non seulement totalement anormal (pourquoi diable seraient-ils responsables des fautes des autres, notamment ceux avec qui ils n’ont aucun lien juridique ?) mais une telle responsabilité est rarissime en droit français : qui d’autre serait responsable de produits qu’il ne vend pas, directement ou en les sous-traitant ? **
Les architectes sont aussi responsables, bien évidemment, de leur propre travail, de leurs conseils. Ah ! Le sempiternel « devoir de conseil », ce sac fourre-tout où certains juges se plaisent à enfourner toutes les erreurs des tiers ou toute la méconnaissance qu’un être humain normalement constitué présente (eh oui, l’architecte ne sait pas tout sur tout, ne devine pas tout et ne prédit pas tout…).
Avec une telle responsabilité, il serait légitime que ses revenus soient en proportion : le risque, cela se paie.
La raison la mieux légitime, à mon avis, est la grande valeur que l’architecte apporte à ses clients. Se lancer dans une opération de construction ou de rénovation est lourd de conséquences. C’est notre habitat qui est en jeu (notre logement) ou bien notre avenir professionnel (pour les bâtiments d’activité). C’est notre patrimoine, privé ou professionnel, celui créé durant notre vie. C’est aussi beaucoup d’argent (même quelques dizaines de milliers d’euros, c’est beaucoup d’argent). En outre, un bâtiment se répare mal, voire pas du tout, et il ne s’échange pas en cas de malfaçon. Il doit être réussi « du premier coup » et donc le client-maître d’ouvrage doit absolument être bien conseillé, bien guidé.
L’expertise de l’architecte, sa maîtrise de l’œuvre, de la conception à la réalisation, en passant par la maîtrise des prix, le respect des réglementations, sa connaissance des bonnes entreprises, sa capacité à gérer des aléas, la sécurité juridique qu’il apporte, etc. sont essentiels et demandent des compétences à la fois très variées et approfondies. Ne serait-ce que sur le plan financier, il m’est arrivé parfois de constater, comme tous les architectes, que j’ai fait économiser à mon client le double de ma rémunération…
Ne pas être rémunéré à hauteur de la valeur apportée par l’architecte est une aberration économique.
Un éventail des revenus très ouvert
Si le revenu médian des architectes n’est pas choquant, après tout 2 660 € mensuels en 2018 était au-dessus de la moyenne des revenus des Français, soit 1 610€ mensuels, ce chiffre cache cependant la très grande disparité des revenus de chacun. Toujours en 2018, 25% des « professionnels de l’architecture » ont des revenus de l’ordre de 1 000€ mensuels, ou moins. Un quart ! Voilà qui n’est pas marginal. Il est permis de penser que quelques architectes ont trouvé un bon filon qui les fait prospérer tandis que beaucoup d’autres vivotent comme ils peuvent.
Si cette profession était « normale », par analogie avec les autres professions libérales, la très grande majorité des architectes auraient des revenus corrects. Cela montre, finalement, que les architectes ne s’insèrent pas dans leur société, ils sont marginalisés – ou ils se marginalisent eux-mêmes. La valeur qu’ils apportent n’étant pas en cause, ce serait donc leur pratique qui ne serait pas reconnue ou, plus probablement, déphasée avec la société actuelle ?
Des revenus très irréguliers
Je n’ai pas de statistique sur ce thème mais je crois que tous les architectes confirmeront : il n’y a aucune pérennité financière pour les agences. Avec trois ou quatre clients importants par an – voire parfois un ou deux seulement ! – qui font faire les trois-quarts du chiffre d’affaires (C.A.), les architectes sont à la merci des aléas de la commande. Avec un peu de malchance, tous peuvent subir une période de traversée du désert à un moment ou l’autre de leur carrière. Les biographies des grands architectes montrent qu’ils ont eu, eux aussi, des périodes désargentées, même en pleine notoriété. Voilà un vrai métier d’aventurier, financièrement parlant.
Conséquences
Ce handicap des revenus révèle l’inadaptation de la pratique avec la société actuelle. En mission complète, les 2/3 de tout ce qui se construit échappent aux architectes : quel échec ! En outre, cette faiblesse financière empêche de faire des investissements souvent nécessaires : peu de C.A. en moyenne et pas de visibilité à long terme ne permettent pas de gérer correctement une entreprise.
Que faire ?
Il paraît que l’être humain s’habitue à tout. Il a bien tort !
« Le Bâtiment » en France représente un C.A. de 300 Mds € (296 Mds en 2017). Avec la place clé de concepteur-décideur (paraît-il…), la complexité de son travail et surtout la valeur qu’il apporte, l’architecte devrait avoir des revenus supérieurs à la moyenne de ceux des professions réglementées.
Puisque la maîtrise d’œuvre (mission complète) ne lui permet pas d’obtenir l’essentiel de la clientèle du « bâtiment », il lui faut imaginer et tester d’autres formes de prestations, rechercher les façons de faire qui conviennent au marché.
Les gens reculent devant des dépenses de plusieurs dizaines de milliers d’euros d’honoraires – ils ont tort, mais c’est comme ça. Les constructeurs de maisons individuelles l’ont bien compris : leur marge est non apparente pour leurs clients. Du coup, elle peut être de l’ordre de 30% et plus, soit plus du double de la rémunération de l’architecte.
Il ne s’agit surtout pas pour ce dernier d’imiter le premier et de devenir « vendeur de travaux » : c’est incompatible avec sa vocation de conseil. Mais il pourrait, par exemple, créer des missions de conseils en alternative à une maîtrise d’œuvre complète et chronophage (donc peu rentable), avec des prestations de courtes durées, donc à très forte valeur « condensée », qui séduiraient les clients potentiels.
Cela résoudrait à la fois le coût unitaire apparemment élevé de ses prestations et la durée trop allongée de son travail, où il doit s’occuper de tout et de tout le monde (et donc se faire payer en proportion). Les honoraires seraient moins importants mais beaucoup plus fréquents. Par exemple, au lieu d’avoir trois clients payant 35 000€ (soit un C.A. annuel de 105 000 € pour 1 architecte), il pourrait y avoir trois consultations par jour ouvré à 200€, soit 3 x 250 jours x 200 € = 1 500 000 €. Fini les temps de travail chronophages, fini les revenus aléatoires, finies les manques de trésorerie… Evidemment, une solution mixte gardant une partie des missions traditionnelles serait plutôt retenue.
Avec un ajustement juridique, les architectes pourraient ainsi intervenir sur toutes sortes d’opérations, grandes ou petites, distiller leur valeur à bon escient, et donc aussi l’architecture ! Pour le plus grand bénéfice de l’intérêt public, de leurs clients et de leurs agences.
D’autres pistes sont à envisager, je pense notamment au courtage. Je parle bien évidemment d’un courtage de valeur, avec tout l’apport de connaissance et d’expérience que l’architecte pourrait ajouter. Je suis sûr que la majorité des maîtres d’ouvrage en seraient séduits.
Bref, je propose que les architectes montrent qu’ils ne sont pas momifiés dans des pratiques déphasées, voire obsolètes. Là aussi, qu’il fasse travailler leur capacité créatrice.
Jean-François Espagno
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* sources : Insee et CNOA
** Lire Les 7 péchés capitaux de l’architecture – Péché n° 2 : l’injustice