Quand le gouvernement invente de nouvelles normes et réglementations, c’est toujours ou presque au nom de notre sécurité quand c’est notre portefeuille qui est en danger. La ventilation par exemple. Depuis deux ou trois mille ans, les hommes savent qu’il faut ventiler la caverne. Nul besoin de citer encore tous les chefs-d’œuvre antiques, les tours des vents en Iran par exemple, pour comprendre que les architectes pensent toujours à la ventilation dans leur conception. Ils le font d’eux-mêmes, c’est leur métier, ils sont architectes. Et cela vaut pour la distribution d’eau, la qualité de la lumière, etc.
Des normes de sécurité doivent bien entendu s’imposer : les salmonelles par exemple fichent un peu la trouille. Sauf que d’évidence, nul architecte et son bureau d’études n’ont envie que leur bâtiment grouille de salmonelles tueuses. Sinon ils ne sont pas près de retrouver du boulot et peuvent changer de métier. Dans chaque contexte précis, hyper local et non universel, puisque sa responsabilité est engagée en dernier ressort – son assurance le confirme -, l’architecte ne doit-il pas être laissé maître de sa solution, quitte à ce que celle-ci, trop innovante, soit validée par un collège d’experts ? Il sera alors question de normes d’usage.
Mais quand l’Etat invente et impose une norme réglementaire ou législative, sur la ventilation par exemple, il circonscrit de fait le domaine de la réflexion, de l’innovation tout en organisant une rente de situation aux entreprises concernées, tout ceci pour notre sécurité bien sûr et évidemment afin de soutenir la croissance, quand le bâtiment va tout va et blablabla. Faut-il s’étonner alors que les normes s’accumulent quand elles ne sont plus, souvent, qu’un autre moyen de taxer le citoyen sans appeler cela un impôt ?
Ainsi cette histoire. Dans un petit village de la Montagne Noire, il fut décidé par la Communauté d’agglomération, le Conseil général et la Région d’édifier un réservoir d’eau potable au-dessus du village, à la source du ruisseau. La trentaine d’habitants, dont les arrière-arrière-grands-parents jusqu’aux Wisigoths buvaient déjà de cette eau naturellement minérale, n’avait pas remarqué quelconque motif d’inquiétude à propos de la potabilité de leur eau mais pourquoi pas. Les autorités en profitèrent donc pour traiter «légèrement» cette eau pour la rendre plus potable encore selon les normes sanitaires de 2016. Pourquoi pas.
Sauf que les habitants s’aperçoivent bientôt que le trop-plein du réservoir d’eau potable se déverse dans les champs et pas dans le ruisseau qu’il devrait alimenter. En effet, le village est construit autour de l’eau et la fonction de ce ruisseau est d’irriguer tous les jardins du haut en bas, lesquels ne sont pas adossés aux maisons mais au ruisseau. Il n’était pas fait n’importe comment le village… Bref, ces jardins furent plantés cet été de pommes de terre et d’oignons, légumes qui ont moins besoin d’eau. Le comble est que le champ sur lequel se déverse le trop-plein est justement sur un chemin emprunté quotidiennement par les troupeaux. Inondé, le pâturage est devenu un bourbier ! Imaginez la tête du propriétaire ! Incompétence crasse ? Peut-être. Toujours est-il que le village dispose désormais d’un ‘réseau’ pour une eau très potable et, surtout, maintenant payante, même pour arroser les fleurs. Ca rassure les touristes sans doute.
Pour leur sécurité et la nôtre toujours, dans ce village, les fermiers sont aussi rattrapés par les normes et les nouvelles règles. Ils ne peuvent plus par exemple tuer le cochon ou l’agneau à la ferme. C’était une fête ? Pas grave. Désormais, le fermier doit descendre de la montagne et emmener l’animal dans un abattoir aux normes sanitaires bien comme il faut ; ils le sont tous en France, c’est bien connu. Puis payer pour tout et merci m’sieurs dames ? Même pas ! La loi lui impose même de disposer d’un véhicule réfrigéré pour ramener son animal à la maison. Et pas question de rémunérer le boucher en côtelettes. Certes il n’est pas question d’autoriser chacun à égorger son déjeuner n’importe où et n’importe quand mais ce n’est pas faire honneur aux paysans que de les prendre pour des demeurés. Evidemment que si tu as une ferme de 500 cochons, tu ne vas pas faire le travail à la main tout seul avec ta famille dans un bain de sang mais il y a encore des gens qui savent sans tousser dépecer un lapin ou plumer un poulet.
Une nécessaire norme de sécurité doit-elle contraindre tout le monde sans distinction des abattoirs ? Ces derniers d’ailleurs à leur tour de plus en plus consolidés et faisant tourner les affaires. A 400 euros l’équarrissage, c’est la raison pour laquelle il y a tant de chevaux simplement offerts à qui veut bien les prendre. Pourtant, la précision de la règle normative jusqu’à la parcelle est la réalité quotidienne des architectes. Trop compliqué sans doute pour l’administration… Le comble est que comme il est désormais interdit de laisser des carcasses aux vautours, ces derniers, affamés, s’attaquent aux veaux et agneaux nouveau-nés.
Le comble encore est que le voisin ne peut plus vendre un bel agneau de son propre élevage, sur ses propres terres, à son voisin qui prépare un méchoui pour l’anniversaire de son mariage. Enfin si, il peut, peut-être. Toujours est-il que dès sa naissance, cet agneau doit être tagué, pour certifier l’origine de la viande paraît-il. Mais le voisin, il la connaît l’origine de la viande. Non le tag est l’assurance que toutes les taxes et autres ‘impôts’ imposés par la norme seront bien perçues tout au long de la chaîne alimentaire. Alors oui voisin, je vais avoir du mal à te vendre l’agneau et même si je te le donne, c’est que de la paperasse. C’est ainsi que même les produits ultras locaux, transformés parfois en saucisson d’âne, se retrouvent dans le circuit de la grande distribution.
Ne parlons pas du lait, autre enjeu de l’été 2016. On a construit en Europe des fermes de mille vaches, chacune donnant des records d’hectolitres de lait de mauvaise qualité. La vache ne voit jamais le soleil – trop lourde elle est bien incapable de se déplacer – mais du gaz est produit à partir de ses déjections. Pendant que d’aucuns s’activent à donner vie à des robots, d’autres s’activent à robotiser le vivant. Ne manque plus que bientôt les Américains ne nous inventent l’animal de compagnie qui en plus d’être castré ne fasse plus ni pipi ni caca…
La production de l’un des trois derniers éleveurs du village – quarante vaches à viande qui passent tout l’été dans les pâturages, vingt vaches laitières, toutes nourries avec sa propre production de végétaux et de grain, faisant les moissons sur des terrains en pente à faire frissonner le céréalier industriel de la Beauce – ne peux pas être reconnu bio car ses vaches sont à l’attache l’hiver. Ce qui signifie qu’elles sont en effet confinées à l’intérieur de l’étable quand il peut faire jusqu’à -20° dehors, sans parler du vent ! Alors bio, pas question.
Il est dit que ces petites parcelles et propriétés agricoles ne sont pas rentables, les mêmes qui ont pourtant jusqu’à aujourd’hui nourri et employé des familles entières pendant des siècles ? Que signifie rentable ? Et rentable pour qui, selon quels critères ?
Le fait est que ces trois fermiers sont les derniers. Voici le futur. Face au village, sur le versant opposé, une sombre forêt d’épicéa et pins Douglass s’étend comme une marée noire. Dans les années 40 il y avait 44 enfants à l’école pour une maîtresse. Il en restait douze dans les années 70 pour une maîtresse. Depuis 1984, l’école est fermée. Il n’y a plus de maîtresse. Les fermes qui cultivaient et entretenaient la montagne ont toutes, ou presque, petit à petit disparu. Ces terres ‘non rentables’ sont dès les années soixante rachetées par la banque qui les revend à des propriétaires privées dans le cadre du développement concerté d’une industrie forestière. Au fil du temps, ces parcelles ont été replantées de sapins (pour simplifier*), les nouveaux propriétaires bénéficiant, pour reboisement, d’une exemption de taxe foncière d’une validité de 50 ans ! Exemption dont ne bénéficiaient évidemment pas les fermiers.
La montagne était travaillée depuis des siècles. Les murs en pierres sèches, plantés de haies de houx et d’aubépine, permettaient la création de champs cultivables en terrasse. Les parcelles trop pentues étaient dédiées au bois, des feuillus surtout, pour le bois de chauffage, le bois d’œuvre et de construction. Ce système organisait parfaitement la rétention et la distribution de l’eau, un dispositif très utile notamment en cas de fortes précipitations d’orages. Les chemins et les rigoles étaient entretenus.
L’industrie forestière et papetière n’a que faire de ces subtilités et aligne les pins en rang d’oignons, lesquels au fil du temps assèchent les terres et détruisent les terrasses et les murs ancestraux. Quand l’orage s’abat désormais, les eaux dégringolent furieusement de la montagne et créent des crues plus bas dans la vallée tandis que la menace de l’incendie, inconnue auparavant, se fait jour. Il n’y a pas que l’étanchéisation des parcelles urbaines qui posent problème. Le réchauffement climatique aura alors bon dos pour expliquer ces phénomènes.
Le côté de la montagne des trois fermiers du village est d’ores et déjà grignoté par les sapins. Sous eux, rien ne pousse et l’industrie forestière et papetière obtient des subventions pour ouvrir de nouvelles routes forestières. On dirait un mini Brésil. Au village, l’église Saint-Julien est ouverte environ une fois par an peut-être, à la mort d’un paroissien.
Bref, les normes et les diktats au nom de notre sécurité n’ont fait qu’étouffer les petits propriétaires, leurs exploitations soudain non rentables faisant place nette à l’industrie et, désormais, à la finance internationale : qui peut investir en masse dans des exploitations forestières dont les premiers retours et bénéfices sont à 25 ans ? Il faut de la patience ! Et des lois fiscales ad hoc.
Au-delà de l’exemple de ce village, c’est en réalité les forces vives de tout le pays que les normes et réglementations mettent en coupe réglée, d’abord pour taxer tout ce qui peut l’être, puis pour favoriser, au nom de la croissance, les consolidations de capitaines d’industrie bien en cour.
Et l’architecture dans tout ça. Les fermiers du village ne le savent sans doute pas mais le décret Royal du 30 mai 2016** les concerne encore. Les architectes connaissent ce décret qui oblige désormais les particuliers à isoler leurs maisons par l’extérieur sauf à démontrer l’aspect patrimonial de l’ouvrage. Et si le fermier qui habite dans le presbytère construit il y a 200 ans avec les pierres récupérées quand fut démoli le château, frais l’été, chaud l’hiver, veut refaire sa façade, il va devoir la barbouiller de polystyrène et d’enduit ? Sinon, il lui faudra produire «une note argumentée», et payante bien sûr, rédigée par un architecte, qui comme chacun sait n’a que ça à faire. Et à qui, quelle administration cette note sera-t-elle destinée ? La décision sera-t-elle susceptible d’appel ? Va donc pour un nouveau cycle de paperasse administrative et juridique, de délais et de taxes cachées pour notre fermier.
Les industriels de l’isolation, heureux de l’aubaine – et quand ces derniers sont contents d’une décision des écolos, il faut se méfier – évaluent un supplément de chiffres d’affaires de 400 à 800 millions ; encore se plaignent-ils : «le texte indique que l’on ne peut pas effectuer de travaux s’ils entraînent une forme de pathologie ou s’il y a risque au niveau architectural (pas d’ITE possible sur un immeuble haussmannien, par exemple). Les exceptions citées peuvent également donner lieu à des dérives, notamment dans le cas d’un architecte qui ne veut pas que l’on ‘dénature’ son bâtiment». ***
Le décret à peine publié, les industriels en sont déjà à blâmer les architectes, ces empêcheurs d’isoler en rond. D’autant que, autre exception, ces travaux ne deviennent plus obligatoires si un homme de l’art prouve que le retour sur investissement est supérieur à 10 ans. Or, avec l’ITE, il est difficile de se trouver sous ce seuil de 10 ans. Bref, les industriels applaudissent des deux mains, se méfient des architectes et se fichent comme de leur première truelle des conséquences de cette nouvelle réglementation sur l’aspect des campagnes et le porte-monnaie des fermiers.
Il serait pourtant assez simple et logique de confier à l’architecte, puisque c’est son métier, de choisir, en fonction du budget du maître d’ouvrage et du contexte de son bâtiment, quelle est la solution d’isolation la plus adaptée, tout en prenant compte pourquoi pas la volonté apparente (hahaha) de ce gouvernement d’oeuvrer à la lutte contre le réchauffement. Mais ce serait trop simple et, pour le coup, pas assez rentable ?
Christophe Leray
* Pour les détails, consulter la charte forestière de territoire du Haut-Cabardès et du Haut-Minervois http://territoiresforestiers-languedocroussillon.eu/documents/CFTdiagnostic.pdf
** Décret n° 2016-711 du 30 mai 2016 relatif aux travaux d’isolation en cas de travaux de ravalement de façade, de réfection de toiture ou d’aménagement de locaux en vue de les rendre habitables
*** Stefano Millefiorini, expert en Efficience énergétique et Bâtiment durable chez Rockwool, cité par Batirama.com 18/05/2016