A la rédaction de Chroniques, les débats sont incessants et portés avec conviction. C’est ainsi que Julie Arnault a pris exception de notre édito du 6 septembre intitulé ‘Pour le CNOA, les « vrais » architectes ont vécu, vive les « nouveaux » architectes’. D’aucuns se souviennent peut-être que le quotidien USA TODAY proposait chaque jour deux éditos autour d’un même sujet : un pour, un contre, à charge pour le lecteur de se faire sa propre opinion. C’est l’esprit qui anime cette chronique.
Cher rédacteur en chef,
De retour de vacances, je lis avec intérêt l’édito sur l’ouverture du tableau et la guerre ouverte entre les ordres, les syndicats, et tutti quanti. Que de raffut pour peu de chose, que de guerre picrocholine en cette rentrée !
Recenser, connaître les métiers exercés par les architectes est-ce une faute ? Cela paraît au contraire la meilleure des manières de savoir sur qui compter, et où, en cas de difficultés, et de sortir de l’image – terne – de l’architecte-créateur.rice tout.e puissant.e.
En effet, la diversification de la profession mérite que l’ordre se pose des questions. Depuis les années 2000, pour reprendre les mots de Véronique Biau, les architectes se sont installés en sous-traitants des majors du BTP, alors même que la profession s’est diversifiée et que les jeunes ont pris des chemins de traverses s’intéressant aux modes constructifs, à l’accompagnement local, etc. de manière enthousiaste. Alors pourquoi ne pas les compter ? Par ailleurs, faire abstraction de la diversité de la profession, c’est oublier qu’elle l’a toujours été, notamment parce que les femmes – encore elles – ont ouvert les compétences acquises par la formation à d’autres professions.
Est-ce que les programmistes, les architectes qui exercent au sein des bureaux d’études, de SEM, de collectivités, de l’Etat, ne représentent pas la profession ? Je côtoie au quotidien ces architectes de l’ombre, ceux qui ne sont pas inscrits mais dont les compétences d’architecte sont appelées chaque jour sur des questions de politique publique, d’aménagement, de choix des architectes qui vont construire, de promotion de l’architecture, etc. Et parmi eux, il y en a beaucoup qui sont de meilleur.e.s lobbyistes pour la profession que les ordres régionaux et/ou les architectes inscrits.
Parmi les architectes qui exercent chez des aménageurs, certain.e.s ont construit ou participé à la construction de plus d’œuvres que ceux ou celles qui se complaisent dans leur titre bien inscrit et bien brillant. Certain.e.s ont apporté plus à la qualité de la construction par le conseil qu’ils ont apporté que leur confrère ou consoeur pourtant titré.e. Les défenseur.se.s de l’acte de construire sont sûrement plus nombreux.ses en dehors de l’ordre que dans celui-ci. Mais continuez à vous compter aux petits-déjeuners de la Maison de l’architecture d’Ile-de-France, ou alors comprenez que les compétences de l’architecte permettent d’aller au-delà de la pratique individuelle, en agence ou seul.e face à son bureau.
Par ailleurs, avant de râler, avez-vous conscience que certains hommes – uniquement des hommes – que l’on honore n’en ont pas le titre officiellement ?
De se rappeler que Viollet-le-Duc a échoué aux Beaux-Arts, et s’est formé en autodidacte, arpentant la France avec Mérimée, puis en voyageant. On connaît sa carrière, sa place dans la théorie architecturale, ses 12 volumes du dictionnaire raisonné de l’architecture, de la reconstruction de Notre-Dame, etc. Alors oui, au XIXe siècle, la profession n’était pas « réglementée » mais il valait quand même mieux avoir fait les Beaux-Arts, section architecture, pour exercer.
Alors quand Notre-Dame brûlait, tout le monde commençait à se rappeler de Viollet-le-Duc et le dire architecte. Est-ce à dire que l’ordre aurait dû protester, celui-ci n’avait même pas le minimum standard de l’époque pour y arriver ?
Que fait-on de Le Corbusier ? Formé à l’Ecole d’art de la Chaux-de-Fonds pour devenir horloger, déviant à cause de ses yeux vers la peinture, sans grand talent. Il a fallu que son maître Charles l’Eplattenier l’invite à s’intéresser aux arts décoratifs pour qu’il arrive à l’architecture. A ce jour, il n’est toujours pas architecte, et il a exercé alors que l’ordre existait. Membre hors classe. Ce cher Corbu a construit plus sans titre formel, pensé l’architecture (avec ce qu’il faut de réception critique et de polémique), influencé bien plus le XXe siècle que ceux dûment titrés depuis la création de l’ordre. La pratique fonde-t-elle le métier ? Que cela voit Viollet-le-Duc ou L’Eplattenier, ils croyaient que l’art de bâtir n’est pas affaire de diplôme ou de titre mais sinon de chantier, lieu de rassemblement des arts*.
Et Patrick Bouchain ? Que fait-on de Patrick Bouchain ? Il est dit et présenté comme architecte pourtant il a « décidé de ne jamais construire et de ne faire qu’un travail modeste sur l’habitation et l’accompagnement de ceux qui voulaient construire sans savoir comment s’y prendre »**. Son influence sur les politiques, l’architecture et les jeunes générations est bien plus importante que bon nombre des inscrits. Et son œuvre est bien plus représentative de l’acte de construire que bien d’autres gros projets de commande publique réalisés. Celui-ci, qui a décidé de se nommer constructeur-bâtisseur, n’en est pas moins titré « architecte » et de se justifier à tout bout de champ sur sa formation et son parcours***.
Ces trois architectes sont parmi les plus connus représentants de la profession. Mais rien, rien ne leur permet de se prévaloir d’un quelconque titre d’architecte lié à l’obtention d’un diplôme reconnu par l’Etat.
Je veux bien que l’on protège une pratique, mais que ne pourrait-on enfin considérer la diversité des métiers, des trajectoires, et faire valoir les compétences acquises par la formation ? Etre architecte, c’est bien plus large que de protéger celui ou celle qui sait faire un plan et suivre un chantier. Par ailleurs, l’ouverture de l’inscription ne prévoit pas la possibilité de réaliser une « œuvre ». Celle-ci est toujours conditionnée aux diplômes et à la HMNOP.
Si, d’autre part, la représentation de la profession dans sa diversité permet à certains de rabaisser leur caquet, cela deviendrait aussi intéressant. Qui n’a jamais eu droit, parmi les non-architectes qui nous lisent et qui exercent auprès de certains d’entre eux, à une forme de supériorité dans l’énoncé de la profession pourtant jamais exercée d’« architecte » ? D’expérience, au quotidien, une forme de mépris par comparaison est certaine. J’ai déjà eu à faire avec des professionnel.le.s qui à tout bout de champ se justifient en précisant « et je suis architecte » avec toute la morgue de qui se prévaut de sa formation, sans pour autant en démontrer leur qualité es architecture au quotidien.
Je suis historienne de l’architecture, ce dont je n’ai aucunement besoin de m’excuser face à un architecte****, et je connais sûrement bien mieux la profession en l’étudiant depuis vingt ans qu’en regardant seulement une liste d’inscrits. J’ai connu des architectes modestes, voire très modestes, qui ont pris part à des opérations d’aménagement, influencé des décisions politiques, poussé les débats et l’exercice de leur profession bien plus qu’un ordre régional ne peut le faire. C’est sûrement de ces bras et de ces cerveaux dont la profession ordinale à besoin, surtout face aux crises que nous vivons et qui demandent à ce que nous repensions nos modèles d’habiter et de vivre. Face à la perte d’influence des architectes, trop centrée sur leur bout de gras auto-normé et peu ouvert, il faut réintroduire de la diversité et des débats avec ceux qui œuvrent autrement.
L’ordre se grandit en brandissant l’ouverture, en proposant de compter les forces pour participer pleinement aux questions et propositions liées à la transition écologique. Il ouvre le débat que d’aucuns ne semblent pas vouloir ouvrir avec des enjeux bien plus vastes et bien plus larges que celui de bâtir des murs. Ouvrir la porte, c’est vouloir mieux reconnaître et se connaître pour mieux exister. Je salue l’ordre de cette volonté, et de l’expérimentation pourra naître une nouvelle réflexion sur le métier d’architecte*****.
Julie Arnault
* Jean-Michel Leniaud, Les bâtisseurs d’avenir, Fayard, Paris, 1998, p.327
** https://www.lemoniteur.fr/article/c-est-peut-etre-le-diplome-que-je-n-ai-jamais-eu-patrick-bouchain-grand-prix-de-l-urbanisme.2068399
*** A réécouter pour les tenants de l’ordre des architectes d’Ile-de-France : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/patrick-bouchain-je-travaille-a-la-main-car-on-ne-peut-pas-batir-en-teletravail-8454092
**** https://chroniques-architecture.com/a-quoi-sert-l-histoire-de-larchitecture/
***** En revanche, j’ai évoqué ce sujet avec des architectes non-incrits, ils ou elles ne sont pas au courant de cette initiative, il va falloir en parler pour réussir le pari de l’ouverture.