Avec ‘Des Années ‘70 aux Confins des Années 2020’, l’architecte Michel Kada’an Bourdeau revisite pour Chroniques comment l’architecture et la pratique des hommes et femmes de l’art ont évolué en quarante ans à peine. Deuxième partie (II/IV)* : Des lieux froids, voire glacés, suspendus en dehors du temps.
Informatique, PC, logiciels, d’abord en 2D puis en 3D, commencent à inonder le marché au début des années 90. Les premiers Mac de Apple, commercialisés au milieu des années ’80, deviennent puissants et conviviaux. Dans les salons d’exposition, les architectes se voient proposer des tables numériques digitales dont les crayons optiques seront censés remplacer notre main et notre feutre noir. Il est aussi question de quantifier et de chiffrer le coût d’un projet dès son esquisse.
Le dessin d’architecture entre dans le monde de l’infiniment petit jusque-là réservé aux chercheurs en biologie et en physique nucléaire. Le couplage entre logiciels de dessin et découpe laser permet aux maquettistes de proposer une échelle de détails jamais atteinte. Certains projets, tant dans leur dessin que par leur maquette, deviennent aussi sophistiqués que des mécanismes précieux.
Ces nouveaux outils ont-ils précédé et modifié le processus de conception du projet architectural ? L’esprit des architectes était-il alors décalé, à la traîne face à ces nouveaux instruments de travail ?
Plusieurs projets, bâtis ou non, peuvent nous éclairer en partie sur ces années de révolution de la profession et l’apparition d’un nouveau champ lexical.
Deux bâtiments parisiens marqueront le grand public et la profession : l’Institut du Monde Arabe et la Bibliothèque de France.
Ils sont tous deux lisses, monovalents, abstraits. Ils rompent délibérément avec les vocabulaires formels et techniques jusqu’alors employés. Leur complexité se concentre sur la façade devenue peau. Leur forme se réduit au tracé du parcellaire. La lumière y est uniforme et constante, affranchie des ombres jadis imposées par le soleil.
Les techniques de pointe utilisées (découpes chimiques de l’aluminium, sérigraphies des plans de verre, joints d’étanchéité collés) sont la traduction matérielle stricte d’une démarche minimaliste revisitée à partir des œuvres d’art contemporain conceptuel des années ‘60 et ‘70 (Donald Judd, Carl André, Richard Serra).
Les grands projets présidentiels des années ‘80 avaient replacé les architectes dans un rôle démiurgique de création ex nihilo : ils sont maintenant devenus artistes.
Si les architectes les plus en pointe s’immergent avec jouissance dans le monde de la mode (design, haute-couture, communication, vidéos, cinéma, télévision, …) l’architecture n’abandonne pas pour autant le champ de son autonomie disciplinaire qui a fondé sa complexité et sa richesse culturelle depuis la Renaissance.
Certes, tout au long du Mouvement Moderne, en Europe comme en Russie, les architectes travaillaient avec et dans l’abstraction. Le désir de ressouder toutes les formes éparses de la création (peinture, sculpture, graphisme, théâtre, cinéma, littérature, poésie) était bien réel, comme aux temps des périodes classiques et néo-classiques. Mais si les langages se dépouillaient des lourds oripeaux du passé, c’était au service de messages radicaux et sociaux universalistes. La société occidentale était en projet et avait encore besoin de projets.
L’abstraction minimaliste de l’architecture des années ’90 semble peu se préoccuper de l’avenir du monde riche. Elle le glorifie. Elle semble nous dire que nous habiterons bientôt partout et nulle part. Que les lieux froids, voire glacés, contenus dans tous ces prismes de verre sont désormais des igloos chics suspendus en dehors du temps.
Pourtant, quelques rares architectes explorent et défrichent les nouveaux modes de projettation offerts par l’outil numérique : formes complexes et végétales, découpes en trois dimensions, foyers spatiaux en apesanteur, prévisualisation du chantier et de sa planification…
Transposer en numérique la cosa mentale du projet avec le vocabulaire architectural d’avant serait une hérésie. Mais proposer de nouvelles formes et de nouveaux espaces de lumière avec nos nouvelles machines est notre travail et notre joie, celle du génie de l’esprit humain.
(A suivre…)
Michel Kada’an Bourdeau
Architecte
*Des Années ‘70 aux Confins des Années 2020 :
– Le roman fictionnel d’un monde meilleur à venir (I/IV) ;
– Des lieux froids, voire glacés, comme autant d’igloos chics (II/IV) ;
– Nouveau millénaire, nouveaux prophètes et tangue le cœur des architectes (III/IV) ;
– Est-ce bien le rôle de l’architecte que de se donner en exemple ? (IV/IV).