Dans l’imaginaire populaire, les jeux vidéo permettent de dézinguer des zombies ou de faire des courses hallucinantes. Il est rarement question de l’architecture des lieux. Christophe Le Gac, critique d’art, d’architecture et de cinéma et professeur d’enseignement artistique, se sert pourtant de l’animation pour réfléchir avec ses étudiants de l’ESBA-TALM, sur le site d’Angers, sur les notions d’espace et de mouvement. A 100 à l’heure entre Deleuze et GTA, en passant par Franck L. Wright. Rencontre.
En collaboration avec les architectes nantais Denis Brillet et Pascal Riffaud (Block architectes) passionnés de jeux vidéo, et l’artiste Etienne Poulle, Christophe Le Gac a créé au sein de l’ESBA-TALM un atelier de recherche et de création (ARC) intitulé : Design Game Global. «Je suis parti de la pensée de Gilles Deleuze qui a écrit ‘l’images temps’ et ‘l’image mouvement. Cinéma1’. Dans sa pensée, il n’a pas pu analyser la question du cinéma numérique puisqu’il est décédé en 1995 tandis que les technologies arrivaient à peine. Comme il ne consacre qu’un seul paragraphe à la notion d’espace dans le cinéma, je me suis engouffré dans cette brèche pour parler de ‘l’image lieu’ : à quel moment l’image devient-elle un lieu?» explique-t-il.
Le concept de ‘l’image habitée’, qui remonte selon lui à l’allégorie de la caverne de Platon, permet d’appréhender la relation entre la ville et la création et d’arriver ainsi au jeu vidéo. «Ensemble, avec les Block, nous utilisons le jeu vidéo comme potentiel pour comprendre la relation entre architecture et cinéma. Je considère l’architecture à la fois comme un art de l’espace et un art du temps. Inversement, le cinéma est un art du temps et un art de l’espace. Il ne s’agit pas que de l’espace projeté mais de l’espace entre le spectateur et la projection. Un architecte crée de l’espace ; quand on l’habite, on crée du temps. Dans l’animation, la notion d’espace-temps s’inverse, le dedans et le dehors s’estompent. C’est une hétérotopie* récente car le système spatial du jeu mélange plusieurs temps et plusieurs espaces. Il y a l’espace du joueur, l’espace dans le jeu et l’espace autour du jeu, et il en va de même pour le temps du jeu».
Un avenir possible serait-il donc de vivre dans le jeu et non devant? «Si la maison demeure le lieu premier de l’architecture, si la salle de cinéma prolonge l’existence du cinématographe, si l’image habite l’art depuis son apparition, alors le jeu vidéo indexe et mixte l’ensemble et matérialise un entre-deux. Je cherche ce moment entre l’image habitée et l’image-lieu, un espace ‘diégétique’ tel que l’explique Christian Metz, un espace chargé de fiction».**
«Le numérique a bouleversé notre perception du corps. Tout est en train de se dématérialiser. L’architecture aussi. Pokemon Go et la réalité augmentée sont intéressants pour l’architecture. Déjà en 2014, à la Biennale d’architecture dont le commissaire était Rem Koolhaas, il n’y avait pas, de façon palpable, de pavillon australien. Nous avions dû télécharger une application sur nos téléphones pour voir les productions architecturales australiennes projetées dans l’espace construit de Venise». La place Saint-Marc comme «archi-stop»?
«Mes garçons jouent aussi à GTA. Dans le jeu, la ville fictive est représentée sur une carte modelée à partir de villes américaines dans laquelle le personnage peut évoluer différemment selon ses missions ou les désirs du joueur. A Los Angeles, j’ai cherché la Ennis House de Franck L. Wright, qui a servi de décor au film Blade Runner**. Mais dans le jeu, il n’y avait rien de plus qu’une architecture générique de ville américaine. Dans certains jeux, j’ai constaté que des bâtiments pourtant connus étaient représentés par de grosses masses noires, comme le Walt Disney Concert Hall de Franck Ghery». Et l’enseignant d’expliquer cette absence de représentation notamment pour des questions de droits d’auteur. C’est apparemment le cas en France de la Pyramide du Louvre ou encore de la Grande Bibliothèque. Tant que l’image de ces bâtiments ne tombe pas dans le domaine public, impossible d’y dézinguer les zombies donc.
Pour le coup, dans un domaine pourtant innovant – il suffit de constater les progrès de l’animation dans le jeux vidéo ; ce n’est plus le jeu vidéo qui imite le cinéma mais le cinéma qui imite la vidéo – et alors que le nombre de joueurs potentiels se compte en dizaines de millions, il n’y a quasiment pas d’architecture prospective ou contemporaine dans les jeux regrette Christophe Le Gac. Qui constate cependant avec malice que parfois des architectes en profitent pour placer des projets jamais réalisés. C’est ainsi que la tour sans fin de Jean Nouvel apparaît dans le film de Wim Wenders Jusqu’au bout du monde. «Cela valide le projet», se marre l’enseignant. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de l’auteur de bandes dessinées Jean Van Hamme qui, dans le tome 20 de sa série Largo Winch, insère dans le Londres d’aujourd’hui une tour jamais construite de l’architecte Hervé Tordjman.
«Ce qui m’a beaucoup frappé lors de l’exposition du Musée des Arts Ludiques l’an dernier**** est que les designers savent parfaitement rendre les détails de la Renaissance et du Moyen-Age. Les directeurs artistiques ont par ailleurs de belles références en mangas mais leur culture architecturale demeure très classique et ils ne savent rien de l’architecture contemporaine». Un constat qui n’est peut-être au fond que l’écho du manque de culture architecturale des sociétés occidentales actuelles.
Il est vrai que le jeu vidéo était, jusqu’à il y a peu, de l’ordre du tabou dans les écoles d’arts, comme la bande dessinée le fut en son temps. Aujourd’hui cela change, peut-être aussi en partie avec l’arrivée à maturité d’architectes ayant grandi avec Mario Kart. «Le jeu vidéo possède un fort potentiel de recherche prospective et quelques universités s’y intéressent désormais, plutôt au travers de géographes d’ailleurs», souligne Christophe Le Gac. Pour se convaincre de l’intérêt du jeu vidéo en tant qu’objet de recherche, se plonger dans ‘GTA4: l’envers du rêve américain’ d’Olivier Mauco (Editions Questions théoriques).
Sinon reste la création originale qui, comme le fut en son temps l’univers dystopique d’Enki Bilal, propose soudain une nouvelle représentation de l‘espace. C’est le cas du jeu NaissanceE.com. Son créateur, LimasseFive, a conçu et édifié de toutes pièces une architecture extraordinaire, souterraine, où des passerelles géométriques enjambent des failles et des grands vides, un espace non fini mais dans lequel il est facile de se projeter. «Ce qui fait aussi l’originalité de son projet est qu’il s’est inspiré d’une vidéo d’un couple d’artistes qui a filmé en ombres chinoises, en noir et blanc, le Concert Hall de Bruges, signé de l’agence belge Robbrecht & Daem», conclut Christophe Le Gac.
Propos recueillis par Léa Muller
* L’hétérotopie (du grec topos, «lieu», et hétéro, «autre»: «lieu autre») est un concept forgé par Michel Foucault dans une conférence de 1967 intitulée «Des espaces autres».
**Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, 1968 et 1973
***Blade Runner, Ridley Scott, 1982
****L’Art dans le Jeu Vidéo, l’inspiration Française, arts ludiques – le musée, Paris, sept.2015-Mars 2016