Il y a quelques semaines nous nous sommes retrouvés un soir avec une dizaine d’architectes et anciens étudiants de l’ENSA Paris-Val-de-Seine pour discuter autour d’un thème qui nous est cher : l’éthique en architecture.
Au travers de cette chronique, j’aimerais illustrer une partie des multiples questionnements abordés ce soir-là : doit-on avoir une éthique en architecture ? Quelle est la différence entre éthique et dogmatisme ? Comment rester fidèle à une forme d’éthique ?
Qu’est-ce que l’éthique après tout ? Allez, sortons le Larousse : « L’ensemble des principes moraux qui sont à la base de la conduite de quelqu’un ». D’accord compris ! Proche de la déontologie ? Hum, cela ne sonne pas tout à fait pareil pour moi ; vérifions donc : « Ensemble des règles et des devoirs qui régissent une profession, la conduite de ceux qui l’exercent, les rapports entre ceux-ci et leurs clients et le public ».
Nous faisons donc le choix de ne pas parler de déontologie, l’éthique dont nous parlons ici est celle qui dépasse nos devoirs de port du titre, il s’agit de l’éthique qui s’approche de l’utopie et nécessite parfois quelques combats, celle qui est présente chez certains mais pas chez tous car celle-ci n’est pas une obligation.
Éthique au sein de l’agence
Plusieurs personnes ce soir-là sont salariées dans des agences d’architecture et, n’étant pas le décisionnaire final, abordent la difficulté parfois de porter leurs combats éthiques personnels.
Il s’agit d’un vrai débat où se mêlent des discours de frustration, d’envie et de déception. On entend beaucoup l’idée de « convaincre ses patrons », « réussir à amener les arguments pour faire passer ses choix de projet », etc. Mais faut-il continuer à essayer de convaincre lorsque l’on sait que les directeurs ne portent pas les mêmes convictions ? Jusqu’où défendre son éthique pour un projet signé par un autre ?
Finalement la discussion s’est enrichie lorsque les architectes directeurs d’agence présents autour de la table ont commencé à apporter leur vision, en douceur, en posant des questions : « C’est-à-dire ? Tu voulais développer quoi exactement ? » Les réponses tournaient presque toutes autour de directions de projet allant vers une meilleure qualité architecturale qui n’avait pas pu aboutir.
Je me demande si le discours est si rompu entre les personnes au sein des agences que l’on puisse penser que l’ennemi à convaincre est son chef. Il est architecte après tout et veut certainement le meilleur pour son agence et le projet produit. Alors d’où vient l’opposition ?
La discussion se termine sur la prise de conscience de certains que, dans la majorité des cas, le décideur freine sur certaines options non pas par choix mais bien parce qu’il a en tête d’autres curseurs tout aussi décisifs pour faire exister un projet et une agence : le coût des travaux, le temps de chantier, la responsabilité d’innover et de tenir une posture, les honoraires encaissés ou non, etc.
S’il est vrai que l’éthique est plutôt personnelle, alors il est clair qu’être dirigeant de son agence induit de choisir ses batailles : les projets que l’on fait à perte, la limite qui nous ferait quitter une mission, etc. Finalement toutes ces décisions ne peuvent souvent pas être théorisées et écrites, elles sont liées à des débats de l’instant. Devraient-elles être mieux partagées ? Une meilleure communication au sein de l’agence ne permettrait-elle pas de motiver des salariés à porter leurs propres valeurs en connaissance de cause, d’être plus motivés et in fine d’augmenter nos arguments collectifs pour aller convaincre au-delà ?
Éthique dans le projet
Un autre moment de cette soirée m’a particulièrement intéressé. Collectivement, nous en venons à lier l’éthique propre de chacun à des combats architecturaux individuels. Un tour de table pour que chacun énonce quelle a été sa dernière lutte en date : « une partie d’un projet d’école en terre crue », « ne plus jamais faire de T1 », « moi une gouttière encastrée » … Une gouttière comme dernier combat en date cela peut faire sourire mais, finalement, à quoi tient notre propre éthique architecturale ? À faire des projets durables ? À expérimenter en terre crue ? À se battre pour de meilleures qualités d’usage ? Ou bien cela tient-il à ne rien lâcher de nos réalisations, jusqu’aux détails ?
L’ensemble de ces sujets ne mériterait-il pas d’être porté au sein de chaque projet ? Sommes-nous suffisamment efficaces pour nous lancer dans la mêlée avec un si grand nombre d’objectifs à atteindre ?
Nous évoquons ce soir-là les difficultés à tenir ses volontés lorsque le projet se fait déshabiller en phase DCE. Nous connaissons tous cette situation : que faire quand le projet conçu ne correspond plus à notre ligne directrice ? A-t-on le droit de se retirer ? Les contrats signés nous le permettent-ils ? Le projet ne sera-t-il pas encore pire si l’on part ?
Parfois, le débat éthique est plus complexe encore : vais-je pouvoir garder ce salarié si je me retire de ce projet… Que feriez-vous ?
Finalement la conclusion encore une fois est que c’est à tout un chacun de choisir qu’elles sont selon ses valeurs ses chevaux de bataille. Nous en venons à penser que nous avons plus de chance de sortir victorieux si l’on ne se disperse pas. Est aussi évoquée l’idée que le « bon » architecte ne lâche rien, que de la conception aux détails constructifs, nous devons tenir le projet, le but est là ! Arrivons-nous à l’atteindre ? Certainement pas toujours mais, jeune architecte, il semble que notre vie sera emplie de petites défaites et de grandes victoires…
Éthique comme posture
Des agences ont bien saisi cette notion et ont choisi de faire de leur posture éthique une identité.
Je ne parle pas d’écrire que l’on travaille avec des matériaux écologiques sur son site internet mais de celles et ceux qui ont dédié leur pratique à devenir spécialiste d’un combat. Cela aide-t-il ?
Je pense que oui, cela facilite l’identification auprès de maîtrises d’ouvrage engagées et spécialisées, les batailles à mener sont définies plus clairement et se trouvent justifiées par l’expertise de l’agence.
Quand une agence n’arrive pas ou ne veut pas se spécialiser, comment peut-elle défendre ses utopies ? Une des architectes présentes explique que son agence a écrit une charte architecturale des engagements de l’agence. J’adore le principe ! Tout contrat signé engage la signature de la charte par leurs clients. Celle-ci à une très faible valeur juridique mais, d’après les retours, semble fonctionner sur pas mal de points car la maîtrise d’ouvrage sait en amont quels sont les engagements de l’agence, il y a moins d’effet de surprise à la présentation des propositions de projet. Un joli exemple !
Pourquoi sommes-nous si accrochés à l’éthique, nous architectes ? Après tout, notre déontologie justement demande que nous soyons animés par l’intérêt collectif avant nos intérêts personnels ; les deux concepts énoncés en introduction ne se nourriraient-ils pas l’un l’autre ?
Enfin, dans la Fabrique du Projet, sommes-nous les seuls représentants de l’éthique ? « Non ! », s’exclame l’une des personnes autour de la table, désormais passée en maîtrise d’ouvrage. La réponse est là : il n’y a pas une seule éthique mais bien plusieurs éthiques qui cohabitent, se confrontent et se succèdent tout au long de la création d’un projet : éthique personnelle, éthique de l’agence d’architecture, éthique de la maîtrise d’ouvrage, éthique des édiles et des politiques, etc. Ce sont elles qui font après tout la pluralité du paysage architectural.
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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