La chronique précédente s’attachait à décrire quelques signaux faibles d’une recomposition culturelle en cours* : nous poursuivons en explorant du côté des usages et des usagers, de leur aspiration à une certaine simplicité technique, ainsi qu’aux vertus des matériaux vernaculaires. Chronique des limites planétaires.
La manifestation d’un retour à la nature et de la simplicité technique
Comme un retour de manivelle d’une excessive incantation « smart » qui n’a pas porté ses promesses dans la décennie passée, la maîtrise d’ouvrage et l’architecture en appellent de plus en plus aujourd’hui au « low tech » (1) ou à la « fair tech », à la limite de la technophobie. Parce que ce qui est simple et utile survivra et s’inscrira dans les pratiques, ces pionniers expriment une préférence pour le passif (que l’on maîtrise) plutôt que pour l’actif (qui nous asservit) : ces réflexions font explicitement écho au concept de convivialité développé par Ivan Illich (2).
Cette approche infuse dans différents projets, comme le médiatisé « Immeuble le plus nul de Paris » par Groupama Immobilier (3), sous l’impulsion de maîtres d’ouvrage souvent décidés à en finir avec les complexités passées – et recherchant souvent également une économie budgétaire.
La logique de réappropriation vaut pour les usagers qui redeviennent acteurs dans leurs lieux de vie et non plus infantilisés par une technologie optimisée (lorsqu’elle fonctionne) et qu’il ne faudrait en aucun cas perturber. Elle vaut également pour les architectes eux-mêmes, qui s’intéressent de plus en plus aux matières et matériaux, dans les pas (entre autres) de Jean Prouvé qui concevait et réalisait nombre des éléments mis en œuvre dans ses projets. Citons par exemple les paysagistes Wagon, qui réalisent eux-mêmes régulièrement leurs chantiers, ce qui leur permet d’affiner la méthode (4) : « Notre participation active dans la réalisation de nos aménagements est pour nous la clé d’une réponse juste et adaptée aux commandes des maîtrises d’ouvrage ».
Second apaisement aux racines anthropologiques profondes, la renaturation du bâti est perçue comme consubstantiel d’une architecture dans les limites planétaires. Sur le plan purement esthétique, il y a dans le retour à la nature la recherche d’une complexité, relaxante, qui change du catalogue industriel avec ses formes peu complexes et peu variées. On retrouve d’ailleurs cette recherche de la nature dans les végétalisations des extérieurs, elle a même généré des pastiches tels que les arbres en béton de Rudy Ricciotti pour la gare de Nantes.
Usage, maintenance et cycle de vie
Une traduction évidente de la simplicité technique est la résistance à l’usage et à l’usure du temps. La simplicité de la maintenance fabrique ensemble la longévité de l’ouvrage. Le groupe RBR-T a rendu public en mars 2024 une note sur la maintenance des bâtiments (5), élément clé souvent parent pauvre de la conception, quand la passion de la création occulte la phase essentielle de la vie dans le bâtiment, sa vie en œuvre, son service rendu qui est pourtant son objectif ultime.
C’est sans doute une tautologie : le vrai « durable » (6) dure dans le temps. Tous les maîtres d’ouvrage dont le métier est la détention des ouvrages ont pu développer l’idée de la maintenabilité ou du coût global. La maîtrise d’œuvre de conception et le maître d’ouvrage, par ses retours d’expérience, sont ensemble capables de se projeter dans les pratiques et les coûts de la phase d’usage. Le Centre Pompidou à Beaubourg, gouffre de maintenance, va fermer pendant cinq ans à partir de 2025 pour des travaux conséquents. S’il n’a jamais été question de supprimer le totem, l’architecture évidemment énergivore et carbonée doit être corrigée avec force millions. L’usage intense appelé par le nouveau monde est aussi un gage d’utilité pour la société, et c’est l’antithèse de l’abandon.
Le développement d’une ville riche des relations qu’elle héberge
Pour viser le projet le plus juste, le dialogue avec les futurs usagers et riverains peut s’avérer d’une efficacité redoutable. C’est tout l’art de la permanence architecturale (7), telle que pratiquée et théorisée par la Preuve par 7 à partir d’un projet fondateur de réhabilitation de logements sociaux mené par Sophie Ricard et Patrick Bouchain. L’idée est d’occuper durablement le lieu du projet pendant son élaboration et « d’y mettre à l’épreuve les usages et les besoins par un travail de programmation ouverte, construite progressivement avec les usagers ». (8)
L’engagement citoyen et les attachements qui se matérialisent pendant ce processus de projet sont un produit aussi appréciable que le bâti lui-même. On peut même y voir la finalité réelle du projet, ou du moins l’un des besoins à satisfaire : le processus d’interrogation du besoin et les discussions qu’il suscite portent alors un intérêt en soi et sont « le plus » qui sublime et « le possible moins » de la modestie d’intervention.
Cette approche fait écho au développement d’une ville relationnelle et pas seulement fonctionnelle, telle que souhaité par la sociologue Sonia Lavadinho (9), qui encourage ses habitants à entrer en relation par l’ensemble des opportunités de rencontres qui sont offertes. Les aménagements du boulevard Garibaldi à Lyon sont cités en exemple. La ville de Strasbourg pourrait l’être également : les aménagements récents amenant une contrainte sur la voiture individuelle ont été accompagnés d’aménagements urbains à valeur ajoutée pour l’expérience des usagers : zones apaisées, végétalisation, fontaines, mobilier urbain, etc.
Nous retrouvons alors le thème de la ville durable qui donne envie, non pas par vertu environnementale intrinsèque mais bien par ce qu’elle apporte : c’est aussi la ville pratique à taille humaine, la ville du quart d’heure, qui se trouve avoir également une action importante sur les impacts des mobilités.
Les matériaux au cœur de la transition
Pour conclure ce chapitre sur les signaux faibles de la transition, il nous faut évoquer la réflexion en cours sur les matériaux, qui sont tout simplement au cœur de l’équation des limites planétaires. Il est d’ailleurs temps de dire ici que ce sont davantage des frontières que des limites : on sait les franchir allégrement, on les franchit presque partout. Le mouvement d’apaisement et de retour dans les frontières de la viabilité demande le retour à la ressource maîtrisée. Nous sortons du tout industriel pour invoquer une démarche de réappropriation de la transformation de la matière, du réemploi à la mobilisation de matériaux vernaculaires et souvent bios et géosourcés. La régionalisation de la production de la ville est un antidote à l’urbanisme de ZAC qui produit du similairement hétéroclite dans toutes les villes de France dans une esthétique du cadavre exquis.
Cette démarche se développe aujourd’hui comme à la fois industrielle, voir par exemple le système Terlian de Saint-Gobain (10), et évidemment artisanale. Certains développent une construction « modulaire post-carbone » (quand le hors site n’est pas fondamentalement un sujet carbone), d’autres se réfèrent plutôt à l’artisanat et à des procédés traditionnels. Sans y voir une opposition, toutes les contributions seront nécessaires pour faire advenir ce monde équilibré ; elles pourront même s’avérer complémentaires. Reste que pour l’architecte en particulier et la maîtrise d’œuvre en général, la reconnexion à la matière est essentielle, dans ses dimensions d’approvisionnement, de procédés et contraintes de mise en œuvre.
L’appel à des matériaux traditionnels provoque des difficultés de décisions. Ils doivent être acceptés. Tout le monde ne goûte pas au charme et la qualité esthétique d’un mur en terre : nous sommes renvoyés à la réorientation de la préférence collective. Dans le cas où les calculs confirment leur vertu, des obligations de moyens peuvent orienter le programme (matériaux), lesquelles seront complétées par les exigences de résultat en phase concours. Il y a cependant trop de freins pour le traditionnel décarboné qui se heurte à des barrières à l’entrée posées bien sûr par les normes. Si celles-ci apportent sécurité et stabilité, elles sont souvent là pour orienter les solutions.
L’alternative au catalogue industriel amène parfois à reconsidérer la linéarité habituelle du projet de construction. La mise en œuvre massive du réemploi demande en effet de travailler à rebours : ne pas prescrire le produit industriel répondant à la conception mais concevoir à partir de gisements, que l’on autorise à bousculer le projet.
Pour atteindre un objectif impressionnant de 70 % de matériaux issus de réemploi pour la Maison des Canaux (11), la SCOP Grand Huit a eu recours à un marché de conception-réalisation dont l’agence était mandataire – ce qui est fort rare, les marchés de conception-réalisation étant habituellement pilotés par l’entreprise de construction, s’attirant ainsi la suspicion de subordonner la qualité de la construction aux enjeux coût et délai. Cette disposition originale a permis de travailler à partir des gisements disponibles, et d’ajuster le projet en fonction.
Dans la prochaine chronique, nous aborderons quelques pistes pour que ces signaux faibles deviennent enfin la norme – ou comment faire advenir ce changement culturel.
Pour le groupe RBR-T
Emilie Hergott, architecte-Ingénieur, Directrice environnement & numérique au sein d’Arep.
Cédric Borel, Directeur, Action pour la Transformation des marchés (A4MT)
* Les « Chroniques des limites planétaires » sont issues d’une note du groupe prospectif du Plan Bâtiment Durable, RBR-T, co-présidé par Christian Cleret et Jean-Christophe Visier :
(1) Voir par exemple la démarche de Paris & Co
(2) https://topophile.net/savoir/la-convivialite-selon-ivan-illich/
(3) https://www.groupama-immobilier.fr/bourse/?doing_wp_cron=1720876761.8554029464721679687500
(4) https://www.wagon-landscaping.fr/agence#/philosophie/
(5) https://www.planbatimentdurable.developpement-durable.gouv.fr/note-thematique-2023-prendre-soin-du-deja-la-pour-a1672.html
(6) Le terme « durable » est d’ailleurs une traduction de l’anglais « sustainable », l’alternative « soutenable » ferait disparaître la tautologie !
(7) https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/nouveaux-lieux-nouveaux-liens-56
(8) https://lapreuvepar7.fr/
(9) Sonia Lavadinho : « Transformons la ville fonctionnelle en ville relationnelle » (Le Monde)
(10) Construction en terre : une Atex pour la solution de Point.P (Le Moniteur)
(11) MAISON DES CANAUX – Grand Huit architecture