MARS – c’est le nom d’une planète rouge. C’est aussi le nom d’un dieu violent, guerrier, qui est – on le sait moins – le protecteur du sol et du territoire. Tiens donc… Version cool c’est… une barre chocolatée ! et le début du printemps…
Vous l’aurez compris, les Mars visent haut, loin, et dans tous les sens… et ils l’assument. C’est ainsi que je les ai rencontrés, trois Mars pour une agence, à la Cité de l’Architecture au printemps 2024, à l’initiative de Francis Rambert et Richard Scoffier. Inutile de dire que j’ai dressé l’oreille…
Raphaël Renard et Julien Broussart, deux « enfants » de Jean Nouvel, (un an chez Sanaa pour Julien dont on retrouve les traces) et Sylvain Réty (Michel Rémon, Atelier 2/3/4/) ont fondé ensemble leur agence en 2012 ; ils se réclament de la pop culture, aiment le cinéma, parlent d’émotion et d’ambiguïté, de ruine et de palimpseste. Ils sont d’aujourd’hui et d’ailleurs, ‘same and différent’, et ils le prouvent.
Parmi leurs images, je repère une tour pylône de circulation sur laquelle se greffent des plateformes d’activités et des possibilités d’habitats, espace utopique, rupture avec l’urbanisme fonctionnel, clin d’œil à la New Babylon de Constant – la Ville heureuse (1956-1974). Non réalisée, évidemment. Qu’importe. C’est une référence, un jeu et une preuve. Les Mars sont de toute évidence des gens qui cherchent. « Urbaniser c’est humaniser, disent-ils, nous sommes entrés dans l’âge urbain ».
La modernité est dans le monde du sensible, dans le plaisir de vivre, (Homo Ludens de Johan Huizinga, 1938, et repris par Constant dans New Babylon), mais aussi dans le respect… « On a tout gardé », aiment-ils dire… C’est le fil rouge de leur réflexion.
En 2006, la première édition du prix W propose le thème « Promouvoir la greffe ». Il s’agit de réfléchir à une extension de 600 m² du Château Barrière à Périgueux dans le respect du site, du matériau et de l’architecture. Eux proposent de glisser un programme à l’intérieur – créer une tension entre l’ancien et le contemporain – « réécrire et réinscrire la mémoire par-dessus les strates révolues ». Ils ne remportent pas le prix mais ils gagneront le projet de la Manufacture de Villefranche-de-Rouergue, un ancien palais médiéval devenu bâtiment industriel, qu’il s’agit de réhabiliter en pôle culturel (bibliothèque – mot non répertorié chez l’Homo Ludens XXIe siècle). Repenser la circulation dans la verticalité, rassembler les bâtiments sous un toit pourvu d’un belvédère et surtout « imaginer la dimension métaphysique qui émerge de l’écart vertigineux entre deux fragments du réel se confrontant à quelques mètres dans l’espace, et à quelques millénaires dans le temps… »
Pas de palimpseste à Palaiseau mais une philosophie… À deux pas du campus Paris Saclay, on peut déjà apercevoir le mur de la nouvelle sous-préfecture, gravé sur toute sa surface des mots République Française à la façon du Code antique crétois de Gortyne, « tant que le verbe devient la texture ». Le terrain proposé est vierge, et la commande un bâtiment technique compact, ultra-sécurisé, assorti d’un parking. Eux proposent d’occuper les 107 mètres de la parcelle, en laissant plus de la moitié libre… pour un jardin ; excaver, glisser le parking dessous, donner « une maison de la République capable d’allier l’hospitalité à la sécurité, l’usage au symbole, le construit au végétal, le concitoyen à l’État, le grand au petit ». Un bâtiment biface, d’une parfaite ambiguïté : d’un côté un relief comme une forteresse qui s’engouffre dans le sol, de l’autre 60 mètres de jardin en restanques. La maquette est un geste. Surtout elle introduit beauté et plaisir (Homo Ludens encore) là où l’on attendrait conformisme et austérité. À partir de la façade nord, une ligne courbe s’étire lentement vers le sud. « La raison et la mesure deviennent les complices de la poésie pour justifier une ambition légitime : embellir la vie de nos concitoyens ».
Ils acceptent sans hésiter l’expérience Archisable.
Sur la plage, c’est un jour de juin sévère où les Mars n’annoncent décidément pas le printemps. À la fin, il pleuvra. La gravité est de mise, la concentration palpable, le projet prémédité. En amont ils se sont préparés mentalement et physiquement tant la perspective de l’éphémère les trouble. « Privée d’une caractéristique fondamentale, durer, l’architecture se voit réduite à un moment fugace ». Ils disent avoir ressenti le besoin de marcher longuement sur le sable, de prendre des centaines de photos, d’accumuler des univers spécifiques au projet. « Le corpus d’images aide à sortir de la banalité ».
L’équipement est minimal. On comprend qu’il n’y aura pas de volume mais plutôt une réflexion. Une pelle, des spatules, des piquets et des mètres de fil blanc.
Le travail se déroule en deux phases.
D’abord poser la question de la trame, c’est-à-dire l’organisation spatiale. Le terrain est délimité en un réseau régulier de lignes, puis quadrillé par une grille de fils blancs tendus évoquant des fouilles archéologiques. « Une grille pour organiser, classifier, répertorier, pour archiver ce qui est amené à disparaître inéluctablement ».
Je comprends vite que la grille n’installe pas qu’une géométrie ou une limite mais qu’elle sera la mesure de leur temps, le contrôle de l’œuvre accomplie, de l’œuvre à venir, ou de celle, perdue ou oubliée, et aussi peut-être le contrôle de leurs débordements.
Je leur demande de poser en même temps mais chacun isolé dans un carré de la grille, à cet instant étrange de leur intervention où le devenir est en gestation, où l’apparition n’a pas eu lieu. L’image est forte et pas seulement esthétique, elle dévoile en filigrane l’obstination et la force de l’engagement et du propos. Ils disent : « la trame est un parcours sensitif ».
La trame est bien leur dessin préliminaire : « Et si finalement l’architecture était déjà là, sous nos pieds ? S’il suffisait de prendre une pelle pour la révéler aussi partiellement soit-il, pour prendre conscience d’une présence dont nous ne soupçonnions pas l’existence ? »
Creuser. Non pas pour ériger mais pour faire naître ou renaître, pour mettre au jour l’invisible. Une nouvelle version platonicienne. Ce qu’il y a à découvrir ne serait pas dehors mais dedans. Le présent peut et doit s’enrichir de la possibilité de l’enfoui, du disparu. C’est leur proposition.
La connaissance n’exclut rien mais doit prendre en compte un tout, du visible à l’invisible.
Une belle leçon d’humanité.
Dans l’étrange ambiguïté entre le déjà là et le enfin là, carré après carré ils façonnent une re-mise au monde. La montée des eaux déterminera le nombre. À mesure du temps restant un carré s’ouvre avec une nouvelle proposition de déjà-là. Leur temps se compte en surgissements et se décompte en disparitions. C’est beau. Mais pas seulement. Faire surgir la possibilité d’un Atlantide n’est pas qu’un évènement poétique, n’est pas que rameuter la pensée magique. L’acte interroge, pose le doute. Transcende les conventions, le rationnel et la métaphore. C’est une façon de penser et une pratique.
À Palaiseau, la sous-préfecture est un jardin. Vue d’en haut, leur maquette ne dit pas le contraire.
Ils aiment citer Chris Marker :
« Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences ». Je ne me priverai pas du plaisir de citer Constant, encore lui :
« Rêve fantaisiste réalisable du point de vue technique, souhaitable du point de vue humain et indispensable du point de vue social ».
Tina Bloch
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