En 2014, un promoteur basé aux Émirats arabes unis a dévoilé ses plans pour un vaste nouveau quartier urbain construit sur des terrains ferroviaires à Belgrade. Ce méga-projet est toujours en cours mais a déjà transformé le visage et la dynamique sociale de la capitale serbe. Chroniques d’Outre-Manche (reportage).
Je me tiens avec un groupe de personnages aux couleurs vives et aux facettes polygonales, dont un chien, regardant une monumentale bouteille en verre renversée dominant une grande rivière. Est-ce un rêve ? Suis-je dans une simulation ? Ai-je pris un stupéfiant particulièrement nocif ? Non, je suis sur la promenade Sava, à un endroit appelé Belgrade Waterfront (BW).
Il y a neuf ans, j’ai écrit un article intitulé « Belgrade Waterfront : un endroit improbable pour les pétrodollars du Golfe » pour le journal britannique The Guardian. Le plan massif de développement urbain était controversé et soulevait des questions géopolitiques. À l’hiver 2024, je suis retourné à Belgrade pour constater ses avancées. Des manifestations de masse faisaient bouillonner le pays à la suite de l’effondrement en novembre 2024 du toit de la nouvelle gare de Novi Sad, la deuxième ville du pays, qui a fait 15 morts. La corruption et les entreprises chinoises sont blâmées mais l’autorité ultime est celle du président serbe Aleksandar Vučic, un populiste qui jouit de bonnes relations avec Poutine, l’UE, la Chine et les Émirats arabes unis.
En 2014, en tant que Premier ministre, il a dévoilé les plans de BW avec le président du promoteur Eagle Hills, basé à Abu Dhabi. Novi Sad et BW n’ont peut-être aucun lien mais je n’étais pas à Belgrade pour enquêter sur ce sujet. Mon emploi du temps était serré et les tempêtes de pluie et de neige l’ont rendu encore plus compliqué. Malgré tout, avec environ la moitié de BW actuellement réalisée ou en train de prendre forme, je suis parvenu à y jeter un coup d’oeil. Ce que j’ai vu, ce sont des gratte-ciel, marques de luxe mondiales, une révision historique et une fenêtre sur les tensions non résolues en Serbie.
Ce Waterfront se situe entre les splendeurs confuses et décadentes du vieux Belgrade et la rivière Sava qui se jette dans le Danube. Il s’étend du quartier central mixte et animé de Savamala au nord jusqu’aux autoroutes surélevées qui surplombent les parcs du sud, les banlieues et une nouvelle gare principale. BW a débarrassé son territoire de toute infrastructure ferroviaire et fermé l’ancien terminus, lequel a été restauré avec la promesse qu’un nouveau musée l’occuperait. Le plan directeur de plusieurs milliards de dollars couvre 177 hectares. Ce n’est pas aussi grand que Novi Beograd, la mère des plans directeurs de Belgrade que, à partir de 1948, la Yougoslavie a construit sur la rive opposée de la Sava avec des monuments brutalistes tels que l’emblématique tour Genex (1980), mais BW est une autre immense régénération urbaine, cette fois construit dans un but lucratif avec les aspirations du XXIe siècle.
Sur le territoire de BW, une nouvelle forêt de tours résidentielles génériques s’étend désormais, ancrée par cette tour trophée de verre et un méga-centre commercial haut de gamme, sur lequel nous reviendrons. Parallèlement, BW a également restauré méticuleusement quelques monuments anciens, en commençant il y a dix ans par l’Institut de géophysique Art nouveau (Nikola Nestorović et Andra Stevanović, 1907), qui constitue aujourd’hui sa base. Un autre est l’hôtel Bristol (également Nestorović, 1912), autrefois assez chic pour le séjour de familles royales, mais triste et infesté de mouches lors de mon séjour en 2014. Il devrait bientôt rouvrir et le champagne coulera à flots à nouveau.
Un peu plus loin, après m’être arrêté pour discuter avec des manifestants de la faculté économique de l’université voisine qui bloquaient la circulation, j’ai trouvé un autre point de repère. L’ancienne poste de Belgrade est un bloc fonctionnaliste frappant et dynamique hélas abandonné, tagué de graffitis et ouvert aux éléments. BW envisage de le reconstruire en musée et en salle de théâtre mais avec des façades complètement différentes. Le nouveau look restaurera le design original et fantastique de Momir Korunović, construit en 1929 et largement considéré alors comme le plus beau bâtiment de Belgrade. Les bombardements alliés de 1944 l’ont très endommagé et, après cette guerre, les communistes ont déclaré son architecture décadente. Au lieu d’être restauré, le bâtiment a été rénové en 1947 par l’émigré ukrainien Pavel Krat, influencé par les constructivistes soviétiques.
Le nouvel aspect de la vieille poste supprimera cette partie de son histoire, une partie sombre, notamment parce que Krat était un informateur de la police secrète. La fierté serbe est en jeu mais une seule façade de Krat aurait-elle pu être intégrée pour donner une image plus large de son histoire ? Pendant ce temps, le retour du look Korunović a pris un an de retard. D’autres œuvres de Krat subsistent encore près de BW dans l’imprimerie d’État BIGZ (1933), où il a aidé Dragiša Brašovan à concevoir l’immense bureau industriel art déco. En termes d’échelle et de style, il suit le Starrett-Lehigh Building de New York (Cory & Cory, 1931).
Derrière la vieille poste se trouvent de nouveaux immeubles de logement dont beaucoup s’élèvent sur 25 étages à partir de jardins paysagers. Ils sont orientés différemment pour réduire la monotonie de la répétition. Pour autant, ils pourraient être n’importe où.
On ne peut pas en dire autant du Kula Belgrade, un projet à usage mixte conçu par SOM, qui s’élève au bord de la rivière et est le plus haut gratte-ciel de Serbie. Lors de l’ouverture de son hôtel St Regis et de ses appartements de marque l’année dernière, le président Vučic était présent. Avec ses bords incurvés, la tour entièrement recouverte de verre s’élève à 168 m jusqu’à un toit en bulle et une plate-forme d’observation. Ses dalles de sol sont oblongues, mais il y a une transition sur sept de ses 42 étages de sorte que les longs axes des étages inférieurs et supérieurs sont perpendiculaires. Vu du nord ou du sud, cela fait ressembler l’ouvrage à une géante bouteille renversée.
L’histoire de SOM en matière de conception de gratte-ciel en verre a commencé avec Lever House (1952), la tour de bureaux originale aux murs-rideaux de style international sur la Cinquième Avenue, à Manhattan. Depuis lors, leurs œuvres incluent la tour Sears (aujourd’hui Willis) de Chicago (1974), la Burj Khalifa de Dubaï (2009) et le One World Trade Center de New York (2014). Mais Kula Belgrade pourrait-elle être l’une de leurs dernières grandes tours de verre ?
Le verre peut aujourd’hui offrir une meilleure isolation que la brique mais sa masse thermique est faible et le taux de carbone incorporé est élevé. Et il est mortel : rien qu’aux États-Unis, au moins 365 millions d’oiseaux meurent chaque année en s’écrasant sur les gratte-ciel en verre. Le revêtement de façade revient dans les immeubles de grande hauteur mais la tendance émergente est de s’enfoncer profondément dans ces façades pour créer des terrasses ouvertes et végétalisées, lesquelles rafraîchissent les bâtiments, purifient l’air et améliorent le bien-être des habitants ou usagers. C’est exactement de cette manière que SOM s’apprête à rénover radicalement la tour HSBC de Londres, haute de 200 mètres. Bien sûr, de nombreuses tours de verre continuent d’être construites mais Kula Beograd sera probablement un monument de l’ère du verre.
La tour est reliée par une passerelle au nouveau centre commercial de BW, le Galerija, ouvert en 2020. Des expressions en anglais comme « The Art of Sparkle » et « The Art of Beauty » en font la promotion sur les panneaux publicitaires à proximité. C’est une véritable merveille de plus de 300 000 m² de surface au sol (deux fois plus que Les Quatre Temps à La Défense et un cinquième plus grande que Westfield à l’ouest de Londres), conçue par le bureau de Los Angeles de CallistonRKTL, l’une de ces entreprises mondiales dont vous n’avez jamais entendu parler (et peut-être plus jamais puisque la société néerlandaise Arcadia l’a absorbée), en collaboration avec le cabinet local Archi.pro. L’entrée principale se trouve près de la passerelle et mène à une vaste rotonde, désormais ornée de milliers de feuilles blanches en céramique sous le dôme transparent, qui s’ouvre sur de larges galeries marchandes sur trois niveaux. Le plan original prévoyait un dôme futuriste comme la vision de Buckminster Fuller de 1959 pour Manhattan mais le plus petit hall de Galerija, pourtant beaucoup plus discret, demeure impressionnant.
Le centre commercial tel que nous le connaissons a été inventé par Victor Gruen lorsqu’il a conçu le Southdale Center, Minnesota (1954). Sa formule consistant à créer un environnement de vente au détail à plusieurs niveaux fermé et contrôlé avec des installations attrayantes s’est répandue à l’échelle mondiale. Gruen voulait contrer l’étalement commercial créé par la culture automobile américaine en construisant des versions suburbaines du centre-ville prospères, avec une vie civique. Il envisageait des logements et des bureaux autour de ses centres commerciaux mais ceux-ci ne se sont pas concrétisés, ce qui a entraîné un étalement urbain encore plus important et de fait éteint la vie du centre-ville. Nous construisons toujours des centres commerciaux mais lorsqu’ils s’inscrivent dans un projet urbain à usage mixte, comme c’est le cas de Galerija, ils se rapprochent de la vision de Gruen.
Les centres commerciaux sont une sorte de « non-lieu » tel que le décrit dès 1992 Marc Augé dans son Anthropologie de la surmodernité. Peut-être faudrait-il maintenant étendre la description aux complexes résidentiels denses d’aujourd’hui, construits pour le marché, car ils peuvent se trouver n’importe où et nulle part. Alors BW est-il un non-lieu ou un lieu ? La « création de lieux » fait désormais partie de l’agenda architectural, le concept est notamment réalisé à une échelle spectaculaire à Downtown Dubaï (un nom autoréalisateur) où le Dubaï Mall (beaucoup plus grand que Galerija) fait face à un anneau de gratte-ciel de luxe et de tours de bureaux encerclant un lac autour du Burj Khalifa. Avec sa tour trophées, son vaste centre commercial et ses innombrables immeubles d’habitation, BW a importé la formule mais avait ici deux cartes supplémentaires à jouer. Le centre-ville de Dubaï a été construit sur les sables du désert tandis que le territoire de BW regorge de joyaux de l’architecture serbe et, surtout, bénéficie d’une rivière magnifique.
Cela nous amène à la Sava Promenade, conçue par SWA Group, où des restaurants chics donnent sur la large rivière. Des terrasses sont en porte-à-faux au-dessus de l’eau et des ‘food trucks’, des terrains de jeux, des places et des œuvres d’art surgissent le long des deux tronçons déjà ouverts sur une longueur de deux kilomètres. Il y a une piste cyclable dont des parties, situées en contrebas de la promenade, sont creusées dans la berge. L’ancienne rive, avec ses bateaux rouillés et ses voies isolées et verdoyantes à côté de bâtiments délabrés et de gares de triage, avait du charme mais la Promenade ouvre la rivière aux gens et leur offre non seulement un spectacle mais un sentiment de sérénité.
La Belgrade du XXe siècle perdure. Une rue principale locale appelée Sarajevska, séparée par seulement un pâté de maisons de la limite du Waterfront, n’a rien d’exceptionnel mais est typique. Sous les façades délabrées, de petites boutiques, des restaurants bon marché et des commodités abordables desservent le quartier. Les gratte-ciel du nouveau développement voisin de BW, appelé Skyline Belgrade, le dominent désormais. Le BW domine déjà le quartier de Savamala. Le site de l’ancienne manufacture de sucre, plus au sud, pourrait devenir un autre méga-développement. Il est facile d’être critique à l’égard de tels grands projets et d’être nostalgique d’une ville en mutation, mais peut-on reprocher aux Serbes de vouloir participer au spectacle de l’urbanisme du XXIe siècle et de ses promesses d’un mode de vie consumériste ? De fait, lors de ma visite, la Gallerija était pleine de monde et ces nouveaux appartements se vendent rapidement.
Mais qui sont les acheteurs ? À l’été dernier 2024, Biljana Stepanović, rédactrice en chef du magazine Novi Ekonomija (Nouvelle Economie), prédisait dans une interview que BW se développerait « jusqu’à engloutir Belgrade ou jusqu’à ce que le centre de Belgrade soit marginalisé et que le Waterfront de Belgrade devienne une nouvelle ville pour une nouvelle élite ». Lors de ma visite, cette nouvelle élite était déjà en train d’emménager.
Herbert Wright
Retrouver toutes les Chroniques d’Outre-Manche