
Architecte, photographe, grande dame de l’architecture depuis son acte de bravoure, la réalisation du fameux Seagram Building de New York City (1958), dessiné par le célèbre Ludwig Mies van der Rohe. Phyllis Lambert est également fondatrice du CCA (Centre Canadien d’Architecture). Rencontre chez elle, à Montréal, autour de son dernier livre, et du prochain, dont les photographies sont exposées au Centre Culturel Canadien à Paris en ce printemps 2025.*
Lion d’or en 2014
Le Lion d’Or d’Honneur de la Biennale d’architecture de Venise 2014 lui fit remis par son confrère Rem Koolhaas, directeur de cette édition au titre explicite « Fondamentals » (Fondamentaux) ; il déclara ces quelques mots : « Phyllis Lambert a apporté une contribution majeure à l’architecture. Sans son implication, l’une des rares réalisations architecturales du XXe siècle à pouvoir être qualifiée de perfection sur terre – le Seagram Building de New York – n’aurait jamais existé », avant de conclure : « Les architectes font de l’architecture ; Phyllis Lambert a fait des architectes ».
Cette dernière remarque indique l’importance de cette femme dans le monde de l’architecture, et ce, par son implication depuis plus de 70 ans dans la recherche, l’exposition, la construction et la sauvegarde de l’art et l’acte de construire des édifices.

À l’occasion d’une visite montréalaise de sa plus belle création – le Centre Canadien d’Architecture (CCA)** (dans la prochaine chronique, nous raconterons dans le détail les multiples facettes de ce lieu dédié à la mère des arts) – nous avons eu l’occasion de discuter de son parcours et, notamment, pourquoi et comment l’architecture, le dessin et la photographie ont toujours été une passion.
Le rendez-vous fut fixé dans sa demeure située dans le vieux Montréal, tout en pierres grises, nous y reviendrons plus tard. Un immense escalier nous amène à l’entrée du salon et de la cuisine ; spacieuse, celle-ci sera l’endroit où Phyllis Lambert nous accueille ; nous nous asseyons sur une grande table sur laquelle, un nombre de livres, d’enveloppes et de feuilles de papier se disputent une place de choix sur cette grande étendue ; la pièce et lumineuse et la discussion commence.

Pourquoi l’architecture ?
Je ne peux m’empêcher de l’interroger sur sa première collection, sur ce qui a pu la déterminer à collectionner des livres, des dessins et des photographies d’architecture.
« Les dessins étaient plutôt du XVI, XVII et XVIIIe siècles. Surtout, à l’époque (les années 1950), j’avais une amie historienne de l’art qui cherchait des documents graphiques pour les revendre aux enchères, pas en galerie. Je lui ai dit, surtout si tu vois passer des photographies d’architecture, n’hésites pas à me prévenir ». Elle raconte sa passion du dessin depuis ses débuts, quand elle voulait être sculpteure. Observer est son maître mot. Effectivement, que ce soit dans l’acte de sculpter, de dessiner et de photographier, l’œil doit parfaitement se coordonner avec la main, les mains.

Nous poursuivons la conversation sur sa passion plus spécifique de la photographie. Phyllis confie son affection pour ce médium par l’obligation de cadrer, de mettre en image un point de vue sur les choses, plus particulièrement la lumière qui sculpte l’architecture. Dans son dernier ouvrage, chez Lars Müller Publisher – « Observation Is a Constant that Underlies All Approaches » (L’observation est une constante qui sous-tend toutes les approches, 2023) – un choix de 323 photographies depuis ses débuts raconte une histoire de l’acte de bâtir, de l’échelle domestique à celle du paysage, en passant par celle du chantier. Mais quand a-t-elle commencé à appuyer sur le bouton ?
« Alors que je faisais ma maîtrise à l’Institut de Technologie de l’Illinois (IIT), j’ai rencontré un jeune camarade – Richard Pare – qui lui était à l’école de l’Institut d’Art de Chicago (SIAC) et travaillait déjà la photographie. De mon côté, il m’arrivait de passer dans l’atelier où nous photographions des choses pour des couvertures de livres, etc. mais rien de plus ».
Lors de cet incroyable parcours, Phyllis Lambert commença à s’intéresser concrètement à l’architecture après la réception d’une lettre de son père, le milliardaire propriétaire des whiskys Seagram. Samuel Bronfman envisageait de construire le siège social de l’entreprise familiale en plein cœur de New York. Sachant que sa fille aimait les arts, en général, l’architecture en particulier, il lui demanda un retour sur l’esquisse d’un premier projet, elle lui répondit tout le mal qu’elle en pensait dans une longue lettre (8 pages tapées à la machine à écrire, format « Letter ») devenue un moment d’histoire pour la discipline (datée du 28 juin 1954). Résultat, son père la chargea de choisir un architecte ; elle s’exécuta, sollicita Mies van der Rohe et devint la directrice de la planification d’une icône de l’architecture moderne. Le tout à 27 ans et seule femme de la bande.
À cela elle rétorque : « Je savais ce que j’avais à faire, un point c’est tout, et je tenais fermement à ce que soit fait. Le reste n’avait pas d’importance ». Le bâtiment sera inauguré en 1958. Sa grande qualité, pour un immeuble de grande hauteur, tient à son retrait de la rue avec pour bénéfice une place urbaine au pied du gratte-ciel. Pour y accéder, dans une symétrie parfaite, côté façade sur rue, quatre marches, très larges, permettent aux passants de bénéficier d’un podium occupé de chaque côté par un bassin de jets d’eau, avec un pourtour dont la petite hauteur fait office de banc public. Un espace public en plein New York capitaliste, pas si facile à obtenir.

Montréal : une histoire de famille et d’amour des villes
À partir de cette expérience, elle se lancera dans des études d’architecture, dessinera et construira en 1967 un centre d’art à Montréal au nom de sa mère Saydie Bronfman.
Son père décède en 1971, elle revient à Montréal et se lance avec Richard Pare dans une campagne photographique à la recherche des « pierres grises ». De la fin 1972 à 1974, ils arpenteront Montréal afin de constituer une typologie architecturale des bâtiments construits avec la pierre issue des carrières locales. De 1685 à 1920, les différentes colonisations ont façonné la ville franco-britannique. Des oppositions de styles se font jour à la lumière des nombreux clichés de ces photographes, transformés en historiens de la vieille pierre. Ils mettent en évidence les différences, souvent subtiles, entre, à l’ouest, la ville anglaise protestante, et à l’est, la ville française catholique.

Après elle fera tout pour sauvegarder le patrimoine montréalais contre l’invasion des buildings et des voies rapides et autres autoroutes urbaines. Notamment, elle racheta une grande demeure – la Villa Shaughnessy – autour de laquelle et à l’intérieur, elle fera construire par l’architecte Peter Rose, le Centre Canadien d’Architecture dont la mission est résumée par Phyllis Lambert : « Nous ne sommes pas un musée qui expose des objets et qui déclare : “Ceci est l’architecture“. Nous essayons de faire réfléchir les gens ». Vaste programme, nous en reparlerons le mois prochain.

En attendant, revenons avec notre photographe plasticienne et historienne.
Lors de notre entretien, elle parle encore de son amour pour ces pierres grises et explique travailler à l’heure actuelle à un ouvrage définitif sur la question. Elle a pris du retard car elle prépare l’exposition au Centre Culturel Canadien Parisien. Nous sommes en février 2024, je lui demande quand aura lieu l’ouverture ?
« Dans un an, en février 2025 », dit-elle.
Alors nous concluons la conversation en se donnant rendez-vous l’année prochaine.

Paris, février 2025
Jusqu’au 17 mai 2025, au CCC de Paris, l’exposition « Histoires croisées » est dédiée à trois femmes de même génération dont le métier était architecte (Gae Aulenti, Phyllis Lambert) et critique d’architecture (Ada Louise Huxtable). Une section est consacrée aux « pierres grises ». Une sélection de photographies faites pendant cette mission est accrochée, accompagnée de légendes détaillées et d’une notice pour chaque groupe de trois tirages, fait de cette exposition un véritable livre ouvert.

Pendant la visite de presse, je retrouve l’architecte montréalaise parmi un groupe de journalistes et critiques d’architecture. Devant les cimaises où sont disposés ses travaux, elle nous fait la visite. Image par image, elle raconte le choix de chaque prise de vue et raconte : « Révélant les traces des forces sociales et culturelles qui ont façonné Montréal, notre expédition photographique s’est ensuite muée en une étude historique s’appuyant à la fois sur l’analyse comparative et la recherche en archives ».
Un catalogue est disponible chez Skira, son titre : « Histoires croisées – Gae Aulenti – Ada Louise Huxtable – Phyllis Lambert – sur l’architecture et la ville ».
Basé sur le commissariat scientifique de Léa-Catherine Szacka et général de Catherine Bédard (CCC), le contenu de l’exposition est remarquable même si sa forme souffre de son emplacement. L’architecture de l’ambassade est loin d’être un cube blanc, nettement trop narrative, elle fait du tort à l’accrochage. Heureusement, la partie « pierres grises » est située en mezzanine et les cimaises recouvertes par les photographies du duo ne sont pas corrompues par des scories architectoniques (classique défaut des architectes qui veulent trop en faire au détriment du lieu dédié à l’exposition).

Avant de partir, je lui demande :
« Alors, c’est pour quand la sortie de l’ouvrage ? »
Elle répond du tac au tac :
« Dans deux ans, pour mes 100 ans ».
Le rendez-vous est pris.
Christophe Le Gac
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*Histoires croisées : Gae Aulenti, Ada Louise Huxtable, Phyllis Lambert, sur l’architecture et la ville. Centre culturel canadien. Jusqu’au 17 mai 2025
** https://www.cca.qc.ca/fr/
